Territoires hors du commun
La souveraineté nationale et l’identité individuelle dans la science-fiction québécoise contemporaine
par Amy J. RANSOM
Exclusif au supplément Web de Solaris 138, été 2001
«Je me souviens *
*ancienne devise de la province de Québec»
Jean-Michel Wyl,
Québec Banana State
Les problèmes du colonialisme, du nationalisme, de la volonté collective et de leurs conséquences sur l’identité et les droits individuels sont des thèmes centraux non seulement dans les classiques de la SF sociologique comme le 1984 d’Orwell, mais aussi dans les histoires ordinaires de SF mettant en scène des invasions planétaires ou des explorateurs terriens de l’espace. L’examen de la SF québécoise (SFQ) révèle son intérêt particulier pour ces sujets, si pertinents pour cette province canadienne qui se débat afin de déterminer son futur statut politique. Au début du XVII e siècle, les colons européens établirent une société francophone et majoritairement catholique sur les rives du Saint-Laurent. Le développement de cette société fut interrompu par «la conquête» de la Nouvelle-France par les Anglais en 1760. Depuis, la nécessité de protéger un héritage français unique menacé d’engloutissement par la culture majoritairement anglophone de la Nord-Amérique a toujours été un souci fondamental de nombreux Québécois, y compris les écrivains de fantasy et de science-fiction. Leurs oeuvres documentent la lutte pour établir ou protéger une identité singulière contre des formes réelles, ou perçues comme telles, de domination sociale, économique et politique par Ottawa et la majorité anglophone du Canada.
Au début du XX e siècle, la majorité francophone québécoise recevait peu de soutien et subissait parfois de la discrimination ouverte de la part du gouvernement fédéral et du capitalisme anglo-saxon. Pendant cette période, cependant, certains écrivains fantasmaient sur de solides utopies franco-catholiques établies au Québec et s’étendant ensuite à toute la Nord-Amérique. Allan Weiss a illustré (Science Fiction Studies 25, 1998) les tendances clairement nationalistes d’oeuvres comme Pour la patrie, de Jules-Paul Tardivel (1895) et La Cité dans les fers d’Ubald Paquin (1925), qui imaginent comment les Franco-Catholiques canadiens opprimés se soulèvent pour établir des Républiques indépendantes. On peut voir à l’oeuvre la capacité de la fantasy à subvertir les structures de pouvoir existantes dans toute la première moitié du siècle, tandis que des oeuvres comme l’histoire parallèle de François Hertel «Lépic et l’histoire hypothétique» (c. 1940) inversaient les résultats de la fameuse bataille des plaines d’Abraham sous les murs de Québec en 1759, en en faisant une victoire française (Gouanvic, «Rational Speculations in French Canada», Science Fiction Studies 15, 1988).
La complexité du nationalisme, cependant, interdit la conclusion simpliste voulant que la fantasy francophone représente obligatoirement la dominance française ou l’indépendance du Québec ; de toute évidence, l’ensemble de la SF et de la fantasy québécoises ne souscrit pas à un agenda français, catholique ou nationaliste, ou les deux. Au début, l’histoire parallèle d’Ulric Barthe, Similia Similibus ou La Guerre au Canada (1916) montrait l’armée prussienne conquérant Québec afin de soutenir la participation anglaise et canadienne à la Première Guerre mondiale. Au fil du XX e siècle, des groupes se sont formés pour promouvoir la langue et la culture françaises et se sont développés en un mouvement organisé afin d’obtenir des réformes accroissant le pouvoir de la majorité francophone et diminuant la dépendance politique et économique de la province. On a assisté, dans les années soixante, sous le nom de «Révolution tranquille», à une consolidation active du pouvoir provincial et à la mise en oeuvre de réformes sociale et économique pro-francophones. Hélène Colas- Charpentier observe cependant («Four Québécois Dystopias», Science Fiction Studies 20, 1993) que la SFQ produite pendant cette période de montée en puissance d’un Québec de plus en plus souverain reflète une certaine ambivalence envers un nationalisme centralisé sur l’état (383). Des oeuvres comme Surréal 3000 de Suzanne Martel (1963) ou Les Tours de Babylone, de Maurice Gagnon (1972), ne présentent plus les utopies visibles dans les textes canoniques étudiés par Weiss, mais plutôt des dystopies où les individus se battent pour affirmer leur propre identité face à un état monolithique et répressif.
Nous examinerons ici comment les oeuvres ultérieures de la SFQ poursuivent cette tendance aux fantasmes dystopiques tandis qu’elles manipulent et reprojettent la réalité à travers des histoires parallèles ou des extrapolations dans le futur proche. Les auteurs contemporains de SFQ créent des paysages étranges et pourtant bizarrement familiers pour exprimer leurs propres visions des défis auxquels le Québec et le Canada font face aujourd’hui. Même si, depuis le début de la Révolution tranquille, le Québec s’est bâti une identité forte enracinée dans la culture et la langue françaises, maintenir cette identité continue à affronter des obstacles, incluant de nouvelles attaques du fédéral pour limiter le pouvoir provincial, l’hégémonie culturelle et économique des états-Unis, et la montée de l’immigration non-francophone. Tandis que des intellectuels québécois comme Fernand Dumont, dans Raisons communes (1995), cherchent un territoire commun pour la construction d’une identité nationale et la résolution de la présente impasse politique au Canada, les oeuvres de SF analysées ici explorent les territoires hors du commun, révélant un spectre varié d’attitudes envers le sujet complexe de l’identité nationale, et les rôles respectifs de l’état et de l’individu dans la construction de cette identité.
Jean-Michel Wyl, Québec Banana State, Montréal, Beauchemin, 1978.
Peu après sa première victoire avec l’élection de René Lévesque comme premier ministre du Québec, en 1976, le Parti québécois afficha sa plate-forme souverainiste en changeant la devise des plaques d’automobiles du «La belle province» au charme vieillot à l’ambivalent «Je me souviens». Ce symbole omniprésent, plutôt que d’exprimer une participation, en tant que belle province, à l’union canadienne, proclame à la fois la fierté nationale liée aux origines françaises et le rappel chauvin d’une rancune encore présente contre l’oppression d’abord britannique puis fédérale. La nature autodestructrice de cette ambivalence québécoise – à la fois envers la fédération et envers sa propre indépendance – apparaît de façon prophétique dans le roman de Wyl. écrit à l’époque de l’accession au pouvoir du Parti québécois, le roman imagine comment le nationalisme extrémiste de quelques-uns détruit pour tous la qualité unique qui servait justement de fondement à ce nationalisme. Dans un Québec indépendant mais totalitaire, la devise «Je me souviens» devient un paradoxe intenable tandis que tout individualisme («je») et toute mémoire («me souviens») se trouvent détruits par un état monolithique qui dicte la conformité collective à l’ordre nouveau.
Pastiche de journaux personnels, de documents pseudo-historiques bardés de notes, et jusqu’à une parodie d’entrevue avec un chef de la résistance en exil par l’auteur lui-même, Québec Banana State peint le scénario du pire pour l’indépendance de la province. En tant qu’histoire parallèle, il commence avec une hypothèse :
«Ce livre est l’histoire vraie d’une cruelle hypothèse qui advint un matin où tout était calme. Tandis que le pays dormait encore à poings fermés, faisant, de lit en lit, ses rêves stupides, comme seuls en font les peuples repus de pain et d’argent, dans l’occulte du temps, une autre histoire se tramait lourdement.
«Ce peuple qui s’était couché le 23 juin allait se réveiller le 24 messidor de l’An 1.»
L’Histoire commune aux dormeurs fictionnels et aux lecteurs change en une nuit, tout comme la Terreur française de 1792 se joue à nouveau de l’autre côté de l’Atlantique, à Montréal, en Abitibi, dans les Laurentides et sur le pont Jacques Cartier. Après des victoires communistes aux élections, la France est devenue un satellite de l’URSS et aide un groupe de révolutionnaires québécois dans une action militaire massive, isolant pratiquement la province du reste de la Nord-Amérique. Le chef de ce putsch à la Castro, Numéro-Un, installe une dictature absolue au nom de la libération du peuple.
Malheureusement, cette libération se révèle bientôt n’avoir été que purement verbale. Ligoté par ses anciens rapports coloniaux avec la France et dépendant de son allié soviétique, «L’état libre du Québec» tombe victime d’un marxisme perverti. Ironiquement, tandis que Numéro-Un consolide son pouvoir, «la liberté collective allait passer par la liberté d’un seul, par un totalitarisme sans bornes». La perte totale de liberté de ce Québec parallèle devient évidente, tandis que le nouveau régime cherche à régenter tous les aspects de la vie quotidienne. Outre les moyens traditionnels de contrôle étatique comme la censure, la nationalisation des organes d’information, la surveillance, le refus de la liberté de mouvement ou de la liberté religieuse, l’état essaie de réécrire l’Histoire et de contrôler le temps lui-même. Cette transition apparaît dans les termes de sa propagande qui réfère à «ère nouvelle, ancien régime, renaissance sociale». Comme dans 1984, intertexte implicite ou explicite de plusieurs des oeuvres étudiées ici, le passé doit être réécrit en accord avec l’agenda du régime actuel ; en conséquence, les universités réinventent la discipline historique elle-même.
Cette sorte de contrôle finit par produire une identité nationale uniforme, homogène. Ceux qui expriment des opinions non orthodoxes sont arrêtés, exécutés ou incarcérés dans des prisons ou des asiles ; l’état libre devient le miroir de l’Allemagne nazie, avec son propre Holocauste : «[d] es morts empilés, sédiments nus ou habillés, en pyjamas ou en costume, en bleus de chauffe d’ouvriers ou en chemises d’anciens braves types». Le nouveau régime élimine les races soi-disant inférieures, incluant les Anglais : «Parmi ces malheureux tassés dans des wagons plombés, il y avait des Noirs, des Juifs, des immigrants de divers pays et des Anglais : tout ce qui avait pu être anglais jusqu’à présent. Tous des gens qui, en somme, s’écartaient de l’archétype social du Québécois rénové tel que l’avait défini, un jour, Numéro-Un.»
Ironiquement, le chef modèle les Québécois du futur sur des pionniers du passé, à voir comme Numéro-Un décrit ses diplomates : «Nos ambassadeurs sont de constitution robuste. Ils descendent des anciens Canadiens et ne craignent ni le froid, ni les revers du destin.»
La violence mortelle qui sous-tend cette attitude expose le versant noir des politiques raciales employées dans des campagnes réelles pour la souveraineté provinciale au cours de la fin du XIX e et du début du XX e siècle. La déclaration de Numéro-Un caricature les doctrines de nationalistes comme Lionel Groulx, qui proclamait l’incompatibilité raciale des Anglo-Saxons et des Franco-Latins dans des essais et des romans de propagande comme L’Appel de la race (1922). La peur exprimée dans Québec Banana State, c’est qu’un état indépendant ne le soit que pour les «Québécois de vieille souche», descendants des premiers colons français, et elle continue encore aujourd’hui à hanter la campagne pour le nationalisme québécois. Vingt ans après le roman de Wyl, l’intellectuelle Micheline Labelle condamne l’échec du Parti québécois à critiquer l’utilisation publique de la race comme un aspect archaïque du nationalisme. Des échos du racisme fictionnel de Numéro-Un résonnent dans le discours réel de Jacques Parizeau, ancien premier ministre du Québec ; non seulement a- t-il exprimé sa préoccupation quant au bas taux de naissance des «races blanches», mais il a aussi publiquement blâmé le «vote ethnique» de la communauté immigrante de plus en plus nombreuse pour l’échec du second référendum québécois sur la souveraineté en octobre 95.
La critique du marxisme et la crainte d’un état totalitaire présents dans l’histoire parallèle de Wyl reflètent des préoccupations politiques quant à l’autonomie et au pouvoir provinciaux soulevés après la Révolution tranquille. à partir de 1960, avec le gouvernement libéral de Jean Lesage, la province de Québec a commencé une série de réformes qui a entraîné une modernisation économique et la création d’une «social-démocratie». Même si plusieurs ont remis en question le mythe voulant que cette Révolution tranquille ait produit une transformation instantanée, peu de gens disputent le fait que la poursuite des réformes pendant les années soixante-dix a produit un état de plus en plus puissant et centralisé. Le roman de Wyl reflète l’inquiétude exprimée par plusieurs intellectuels, au cours des années quatre-vingt, quant à l’intervention étatique dans des domaines antérieurement contrôlés par le secteur privé et son pouvoir potentiel de limiter les droits individuels. Un élément particulier ici : l’église catholique a longtemps servi les besoins de la province en éducation, en santé publique et en bien-être social. Elle constitue aussi un soutien-clé du nationalisme franco-canadien depuis la naissance du mouvement. Denis Côté, dans «1534», exprime un souci parallèle à celui de Wyl, en substituant le catholicisme et le Vatican au marxisme et à Moscou.
Denis Côté, «1534», in Dix nouvelles de science-fiction québécoise, dir. André Carpentier, Montréal, Les Quinze, 1985.
«Le Nouvel An est arrivé en charriant son lot de crasse et de mensonges. Rien ne change ici. Jamais. Pas même le nom de l’année. Nous sommes en 1534.
Pourtant je sais compter. Je sais lire. Je sais penser. Oh, heureusement que je sais penser! Voilà tout ce qui me reste de personnel, ce à quoi ils ne toucheront pas, sur quoi ils n’ont aucun pouvoir. Je m’appelle Winston. Je suis archiviste. Tous les archivistes s’appellent Winston en Novel-Franche. Et ailleurs ?»
Ainsi commence l’hommage de Denis Côté à Orwell, qui transpose l’allégorie politique classique de celui-ci en un «1534» canadien-français à peine déguisé – 1534, la date de la découverte de l’embouchure du Saint-Laurent par Jacques Cartier. Tandis que la découverte par le narrateur d’une vieille copie interdite de 1984 lui ouvre les yeux sur les parallèles entre sa propre situation et celle de son homologue orwellien, le lecteur observe aussi non seulement les similarités entre la Novel-Franche et l’Océania, mais aussi avec l’ancienne Nouvelle-France. Engagé dans un dialogue direct avec le passé colonial du Québec, son présent et son futur, «1534» altère la course de l’histoire pour offrir une image choquante d’une théocratie souveraine pseudo-québécoise.
En effaçant la défaite historique de 1760, qui a forcé la France à céder à l’Angleterre ses territoires nordiques du Nouveau Monde, le texte décrit une bataille sans fin entre la Novel-Franche futuriste, laquelle bénéficie d’une technologie plus avancée que celle d’aujourd’hui, et les «Angleux». Allié au «Watikan» de «Jan-Pol 2» (une référence évidente au pape Jean-Paul II), l’étatPère reflète à la fois la Nouvelle-France de l’ère coloniale gouvernée par le droit divin absolutiste des monarques Valois et Bourbon, et le potentiel pour un état souverain au Québec, concept essentiel des batailles du XIX e et du XX e siècle pour arracher au Canada des droits provinciaux.
Les Citoyens de Novel-Franche paient un prix fort élevé pour cette souveraineté nationale, cependant. Leur gouvernement maintient l’ordre et sert le bien commun en réglementant strictement la hiérarchie sociale. Au bas de la pyramide se trouvent les «Peaux-Rouges» intouchables, qu’on doit légalement ignorer et qui peuvent être battus à tout moment par les «Mâles» dominants. Winston perce à jour la propagande concernant le bien commun, comme le montre l’ironie de ses références aux puissants de l’état comme «tous ces messieurs qui nous veulent tant de bien», et au chef de l’état, Duplex 6, «notre bienfaiteur». Ces hommes exploitent la technologie pour exercer un contrôle idéologique sur le public avec des symboles nationaux omniprésents, comme la projection de la fleur-de-lys française dans un ciel bleu holographique (une figure du drapeau du Québec contemporain), et une surveillance constante. L’histoire de Côté assigne le rôle joué par le Big Brother d’Orwell à un explorateur du XVII e siècle, Samuel de Champlain, et au Pape Jean-Paul II tandis que les Citoyens de Novel-Franche se voient rappeler par des affiches sur les murs : «Emmanuel de Shamplain vous regarde» et «JanPol 2 vous regarde».
Pour assurer la conformité, l’état réduit l’intimité par le contrôle de l’activité sexuelle et cultive la peur et la haine de la différence. Comme l’observe Winston : «Connaître quelqu’un est une activité dangereuse, ça permet de s’apercevoir qu’il existe quelque chose d’autre que cette pâte dans laquelle on nous a modelés. Qu’il existe une différence, une absence d’uniformité, un non-duplicata.»
Le désir frustré de Winston d’affirmer sa propre différence en tant qu’individu et de connaître la différence d’autrui par l’entremise d’une sexualité réelle et spontanée éclate en un appel brûlant à la liberté individuelle dans cette société répressive. Mais comme sa contrepartie orwellienne, Winston doit accepter l’impossibilité du changement et conclut : «Demain […] Nous serons toujours en 1534.»
La clé du contrôle étatique sur l’individu apparaît liée à la création d’une identité nationale homogène ; dans «1534», la religion constitue la fondation de cette identité. L’adoration religieuse sert à la fois d’opium du peuple et d’outil pour inspirer la haine d’un ennemi commun, comme le révèle Winston :
«Vendredi, jour de la brume artificielle et de la troisième célébration eucharistique. […] Suis-je déjà tombé en extase comme cela arrive à la majorité des fidèles chaque fois ? J’ai souvent fait semblant lorsque j’étais petit. Maintenant je choisis mes jours pour feindre. Aujourd’hui, ma lassitude me suggère de demeurer sagement assis, mains jointes, paupières closes, pendant que les autres y iront de leur petit numéro épileptique, parleront des langues étrangères, hurleront leur amour pour Tieu et Duplex 6, cracheront leur haine pour tous les Angleux qui menacent la Novel-Franche ainsi que le monde entier. Sans doute bon nombre de Citoyens et Citoyennes sont d’aussi talentueux simulateurs que moi.»
Hypocrisie, fanatisme et haine sont les fruits d’une idéologie religieuse pervertissante imposée sous contrôle étatique.
Tout comme les interférences étatiques brouillent la véritable foi religieuse, suggère «1534», les alliances politiques ultramontaines, comme celles de la Novel-Franche avec le Watikan, interfèrent avec la souveraineté de l’état. La critique du mariage entre les chefs politiques et l’église catholique depuis le début du mouvement souverainiste devient évidente dans la figure de Duplex 6. Le nom du chef de la Novel-Franche évoque fortement celui de Maurice Duplessis, premier ministre québécois traditionaliste qui a gouverné de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1959. Même si des études récentes contestent les simplifications excessives de Duplessis et de ses politiques, sa plate-forme pro-catholique, traditionaliste et nationaliste a fourni un argument central des critiques libérales depuis les premiers jours de la Révolution tranquille.
«1534» avertit des dangers d’une identité nationale forgée à partir de l’alliance de l’église et de l’état et enracinée dans une mentalité de croisade, souligne qu’une nation mélangeant passé et présent, indépendamment de ses futures avancées technologiques, restera tout simplement coincée dans le passé. La Novel-Franche utilise sa technologie sophistiquée, y compris des techniques holographiques avancées, la surveillance «high-tech», la reproduction humaine artificielle et des armes à rayons désintégrant, afin de mieux livrer des batailles très anciennes, et de mieux opprimer ses citoyens. Qui plus est, de façon à maintenir une identité nationaliste monolithique mais artificiellement induite et enracinée dans la religion, l’état doit réprimer le droit à la différence individuelle visant un développement réel. Cette critique libérale, qui privilégie le droit à la différence contre une conception église-état du bien commun imposée par la force, implique une approbation de l’agenda de la Révolution tranquille, tacite mais clairement manifesté, de séculariser le Québec. Tandis que ses partisans construisaient le mythe de la Révolution tranquille, ils ont aussi disséminé une vision dichotomique de l’identité québécoise : le «Canadien-Français» traditionnel, agricole et catholique de l’ère de Duplessis et d’auparavant, opposé au «Québécois» post-Révolution tranquille, moderne, urbain et sécularisé. La nature problématique de cette dichotomie apparaît non seulement chez les penseurs actuels (parmi lesquels Dumont, Bélanger, McRoberts et Fortin), mais aussi dans les oeuvres d’écrivains québécois de SF comme Wyl et Côté, qui montrent bien les similarités et les dangers inhérents à ces deux constructions possibles de l’identité nationale. «1534» et Québec Banana State interrogent clairement des formes d’identité enracinées dans un passé colonial assimilé à un héritage français et catholique. Mais leur remise en question de l’état et de son pouvoir sur l’individu présage aussi les débats ultérieurs sur les résultats de la Révolution tranquille et la capacité de regroupements comme le Parti québécois de construire une nouvelle identité québécoise qui ne soit pas simplement la surimposition d’une nouvelle étiquette sur l’ancienne.
Jean-Louis Trudel, «Remember, The Dead Say», in Tesseract 4 , dir. Lorna Toolis & Michael Skeet, Victoria, Beach Holme, 1992.
La crainte d’un Québec souverain obtenu grâce à des alliés mal choisis et à des potentialités répressives de l’état revient dans une nouvelle écrite en anglais par un natif bilingue de Toronto dont les parents sont français et franco-manitobain.1 Mais Jean-Louis Trudel peut retracer ses ancêtres jusqu’au Québec et sa nouvelle finit par emprunter une conception traditionnelle de l’identité franco-canadienne comme source future de guérison pour sa protagoniste ; néanmoins, comme ses contreparties dans la SF québécoise, ce texte expose les dangers des identités nationales trop fermement enracinées dans le passé. Située dans un futur proche, «Remember…» dépeint une Nord-Amérique coincée dans des guerres récurrentes entre les nouveaux blocs d’alliances résultant de la fin de la guerre froide, non pas dans la chute du mur de Berlin mais dans un conflit nucléaire entre les états-Unis et l’URSS. Dans le contexte des vieilles batailles coloniales et des dérives identitaires nationales, la protagoniste canadienne, Patline Doyle, doit construire sa nouvelle identité.
Ce récit à la structure sophistiquée débute et se termine par une histoire-cadre en miroir qui reflète les tensions politiques contemporaines entre le Québec et le Canada, et met en question les stéréotypes francophones et anglophones. On commence avec un bombardier canadien qui ouvre le feu sur un garçonnet «aux cheveux blonds et aux yeux vaguement bleu-gris […] appelé Brendan, Devin… peutêtre Gerald ?» Malgré son prénom et son apparence typiquement anglo-saxons, le garçon parle français et vit à Hull, au Québec. Dans cette guerre, «Québec se tient debout après quatre siècles de colonisation». Malheureusement, des alliés mal choisis amènent une oppression renouvelée pour ses citoyens.
Quelque temps après «le cinquantième anniversaire de la guerre d’indépendance québécoise», son alliance avec la coalition franco-maghrébine soumet ses citoyens à la Sharia islamique, y compris le voile pour les femmes. Une guerre constante implique un strict contrôle de l’information et la menace de la conscription. Ce système n’opprime pas une seule race, comme on le constate dans l’histoirecadre, à la finale. Le lecteur revoit un petit garçon, mais cette fois ses «cheveux sont noirs et bouclés et sa peau garde le souvenir du soleil méditerranéen sous lequel il est né. Il s’appelle Esmail, Tahar… peut-être Ahmed». Même si c’est un enfant du nouvel oppresseur (sa culture, après tout, est la source de la Sharia qui gouverne ce Québec fictionnel), c’est également une victime qui cherche à se libérer de l’oppression. En se connectant au Net, la dernière source d’espoir et de résistance, «il tape le code ultime, "Liberté"». Avec son mot final en français, «Remember…» établit la liberté individuelle comme une valeur ultime face aux efforts de l’état pour imposer la conformité dans la langue, la religion ou l’identité nationale, qu’elle soit protestante anglosaxonne, catholique française ou arabe islamique.
Quand la protagoniste, Pat Doyle, fait son entrée, elle évite dans un premier temps ces diverses menaces identitaires : «Elle peigna sa barbe pour en ôter les flocons de neige.» Son nom unisexe et sa pilosité faciale – une déclaration de la mode future – signalent pourtant une crise identitaire sous-jacente, mais ils procurent aussi à Pat la couverture dont elle a besoin pour accomplir sa mission, édifier un monument à des martyrs : «Elle était venue à Lowell afin de retrouver la fosse commune où étaient enterrés des parents lointains, les Marcotte, au nom de la Nouvelle Patente, organisation unique qui reliait les francophones du Canada, du Denendeh, de la Confédération Maritime et des états Libres d’Amérique.»
Quoique agente d’une organisation francophone, Pat ne peut s’identifier à l’état ennemi du Québec, car «la loyauté qu’elle aurait pu ressentir pour le Québec, quelle qu’elle fût, était fort ancienne, en vérité». De fait, partagée entre toutes les allégeances nationales qui contribuent à son identité, elle n’a pas vraiment idée de celle-ci : «Parfois son esprit vacillait sous le poids de ses identités qui l’alourdissaient d’une douzaine de masques. Francophone dans un Canada anglophone, Métisse dans une contrée possédée par d’autres, et maintenant Canadienne à Lowell, autrefois une ville des ELA mais à présent "territoire occupé" par la coalition franco-maghrebine. En tant que Canadienne, elle pouvait être abattue comme espionne ; en tant que francophone, enrôlée de force dans l’armée ; en tant que Métisse, à même de se réclamer de sa parenté avec les riches fermiers du Denendeh, elle pouvait être emprisonnée comme immigrante illégale… Et elle ne savait même pas très bien ce que la Sharia ordonnait pour les femmes portant des habits d’homme. à tout prendre, elle préférait être une Américaine, même dans une ville occupée.»
De tous les choix possibles qui lui sont permis par une ascendance très diversifiée, Pat choisit l’identité la plus globalisante pour elle-même, en utilisant «Américaine» dans son sens continental plutôt que national.
Comme Scrooge visité par les fantômes des Noëls passé, présent et futur, Pat rencontre trois hommes, agents de plusieurs factions politiques. à mesure que chacun d’eux lui indique une allégeance possible et, en conséquence, une identité, Pat doit «examiner ses options» et choisir. Tout en rejetant le Québec dans sa forme présente, elle refuse aussi l’allégeance au passé, en refusant de construire le monument. En contradiction avec le titre de la nouvelle, elle déclare «Il faut être vivant pour se souvenir». Elle accepte de partir avec Marc Gendreau, un agent franco-américain de la résistance clandestine du Net, et elle réinvente son identité en se livrant à deux rituels : elle rase sa barbe et elle prend un nouveau nom. «Elle se rappela un vieux livre qui disait "Appelez-moi Maria…"». Ainsi la Pat du futur choisit le nom de l’héroïne canadienne française traditionnelle, la Maria Chapdelaine de Louis Hémon (1916). Comme les «défricheurs», les colons agriculteurs qui ont rasé les forêts nordiques et que ce roman, puis le film, ont idéalisés, Pat-Maria rejette une société violente et oppressive ; elle imite son homonyme et choisit le prétendant qui la conduira à la liberté dans la clandestinité sauvage.
Tout en affrontant les mythes du nationalisme et de l’identité nationale, «Remember…» plaide pour un individu libre et fort dans une communauté globale multiculturelle. La nouvelle permet à la langue française de prévaloir grâce à la technologie de l’Internet, comme l’explique le nouvel ami de Pat : «Vous venez du Canada, moi des bons vieux états-Unis d’Amérique, et il y a une centaine d’années personne n’aurait parié que nous nous parlerions encore en français. Pourquoi ? Parce que nous étions les pionniers de la communauté électronique. Pas de ghettos pour nous, pas de Petite Italie, pas de Chinatown. On peut nous trouver à travers tout le continent, mais nous sommes invisibles. Nos grands-parents revenaient chez eux après une journée de travail en anglais ou en japonais, ils allumaient la télévision, la radio, le modem… et ils pouvaient se parler en français. Pas de frontières. Une seule communauté tout autour des mers.»
Grâce à cette nouvelle communauté francophone créée par la technologie, le texte peut rejeter les arguments séparatistes pour une culture distincte française sur le territoire québécois. Car, bien que Pat-Maria adopte une identité canadienne-française traditionnelle, elle ne le fait pas par loyauté envers le Québec de son temps, mais en reconnaissance d’une tradition plus ancienne d’interdépendance exprimée par les premiers colons français en Nord-Amérique. De fait, la prédilection de Pat pour son identité américaine, tout au début du texte, reste valide à la fin tandis qu’elle part avec Marc, Canadien et Américain, avec le même esprit pionnier que les premiers colons arrivant dans le Nouveau Monde. L’appel fictif de Pat à une identité américaine continentale reflète des tendances linguistiques de la vie réelle. Cherchant à reconnaître le fait que les citoyens des états-Unis ne sont pas les seuls Américains, une critique tacite de l’hégémonie politique, économique et culturelle des états-Unis apparaît dans l’usage courant de nouveaux termes français et espagnols pour désigner les ressortissants américains, du moins dans l’hémisphère occidental. Les termes «étatsunien» et «estadounidense», qui ont commencé à remplacer le traditionnel «Américain» et «(Norte) americano», sont là pour rappeler que le terme «américain» inclut tout le Nouveau Monde, au nord et au sud des frontières des états-Unis.
Dans son usage du rejet par une francophone de l’identité «québécoise», «Remember…» critique l’exclusivisme des conceptions homogènes de l’identité nationale. D’abord, des personnages comme les Marcotte, Marc et Pat, servent à rappeler que tous les Nord-Américains francophones ne vivent pas au Québec. De surcroît, les origines et les allégeances multiples des personnages rendent impossible une identité nationale unifiée, «pure». Néanmoins, la nouvelle dépeint les efforts de l’état pour créer cette unité en annihilant les différences, comme dans le cas de la parenté de Pat en Nouvelle-Angleterre dont les membres, «coupables d’être trop ostensiblement francophones, avaient tous été arrêtés comme espions, avaient vu leurs maisons incendiées, et avaient été fusillés plus tard la même nuit». Ces sources multiples d’identité démontrent que, aussi longtemps que la