L’ethno-fiction : soi-même comme un autre
par Martin HéBERT
Exclusif au supplément Web de Solaris 134, été 2000
La découverte de mondes nouveaux et des êtres exotiques qui les habitent est certainement l’un des thèmes les plus souvent abordés par la science-fiction et la fantasy contemporaines. Rares, en effet, sont les univers homogènes où, comme nous le dépeint Asimov dans sa série Fondation, les différences sociales et culturelles entre des êtres séparés par des années-lumière depuis des siècles se limitent à de simples écarts dialectaux et à quelques idiosyncrasies culturelles. Au contraire, plusieurs auteurs de science-fiction préfèrent laisser de côté la dimension technologique de ce genre littéraire pour explorer d’autres aspects du «scientifiquement possible». à prime abord, l’ethno-fiction pourrait donc se définir comme un ensemble de conjectures, de spéculations, faites à partir du savoir accumulé par les sciences humaines et sociales et présentées sous forme de récit.
à ce titre, cependant, on pourrait reprocher à l’étiquette d’«ethno-fiction» de n’être en fait qu’un sac fourre-tout qui englobe un nombre si grand d’oeuvres qu’il en perd tout intérêt. Pour cette raison, il est nécessaire de préciser davantage ce qui peut être entendu par ce terme. Tout d’abord, l’ethno-fiction peut être définie comme le sous-ensemble des littératures de l’imaginaire qui fait pendant aux disciplines universitaires que sont l’ethnologie, l’ethnolinguistique, la primatologie et l’archéologie. Certains lecteurs auront reconnu que ces quatre disciplines constituent, à quelques nuances près, le champ de l’anthropologie. Ainsi, l’ethno-fiction serait l’anthropologie de groupes humains et «humanoïdes» fictifs inscrite dans une trame narrative.
Cette définition demeure large, mais nous indique cependant quelques pistes intéressantes à explorer. Tout d’abord, l’ethno-fiction se doit de décrire, avec un certain degré de détail, les groupes qu’elle met en scène. Par exemple J. R. R. Tolkien qui est, avec des utopistes comme Thomas More, Tommaso Campanella ou Jonathan Swift, l’un des pères fondateurs de l’ethno-fiction, donne de multiples détails «ethnofictifs» dans les appendices du troisième tome du Seigneur des Anneaux. Ces informations, qui ressemblent à s’y méprendre à celles contenues dans n’importe quelle monographie ethnologique, ont trait par exemple aux relations de parentés qui unissent certains personnages, à la cosmologie des divers peuples de Middle-Earth, aux divers alphabets utilisés dans le monde inventé par l’auteur. On retrouve, de même, dans l’appendice du Silmarillon, quelques «éléments de quenya et de sindarin», qui sont les langages des Elfes dans le monde de Tolkien. Ces informations ne sont pas ajoutées au récit simplement par souci esthétique, mais contribuent à donner une épaisseur socioculturelle au monde créé, à l’intérieur de laquelle il sera ensuite possible à l’auteur (et au lecteur) de dégager une logique culturelle qui rendra compréhensibles les actions des personnages.
Prenez, par exemple, la culture des Fremens telle que décrite par Frank Herbert dans Dune. Les rites initiatiques et l’univers symbolique de ce peuple du désert seraient, me semble-t-il, tout à fait à leur place dans une ethnographie des Fremens où il serait question des structures sociales, de la cosmologie, des moeurs et des coutumes de ce peuple. On comprend par ailleurs très rapidement que la culture des Fremens est très intimement liée au milieu naturel dans lequel ils vivent. Toutes les actions, les croyances et même la morale des Fremens sont déterminées par le désert qu’ils habitent et un examen plus poussé des six volumes qui forment les chroniques de Dune révélerait certainement que cette culture Fremen se transforme au fur et à mesure des modifications climatiques que subit la planète Arrakis. Mettons, par exemple, cette affirmation en parallèle avec la définition suivante de l’ethnologie : «histoire de l’ethnologie est celle d’une notion qui fut très lente à s’affirmer: la notion de variabilité de l’homme dans l’espace et le temps en fonction du milieu». 1 Cette conception du lien qui existe entre l’environnement et la culture de ceux qui y vivent était, en effet, dominante en anthropologie au début des années soixante et Herbert, avec sa curiosité tentaculaire, est certainement allé puiser dans la littérature ethnologique de l’époque pour s’en inspirer. Tolkien, qui a publié Le Seigneur des Anneaux une décennie auparavant (et a commencé à créer son monde trente ans plus tôt), n’a pas utilisé les mêmes références ethnologiques que Herbert et, pour cette raison, ses personnages incarnent une conception différente de la réalité socioculturelle où la culture, en définitive, est davantage liée à l’héritage biologique, au sang. Ces concordances entre quelques romans-clés de l’ethno-fiction et les développements de la théorie anthropologique à l’époque de leur rédaction semblent indiquer que les auteurs d’ethno-fiction s’inspirent en général consciemment de la littérature anthropologique pour créer leurs mondes.
Mais la relation qu’entretiennent les textes d’ethno-fiction avec les descriptions ethnographiques est loin d’être univoque ou même unidirectionnelle. Nulle part ailleurs, pourrait-on dire, la frontière n’est aussi mince entre l’imaginaire et le scientifique que dans le rapport entretenu par l’ethno-fiction et l’ethnologie. Et cette contiguïté, parfois, peut même s’avérer telle que certains auteurs s’interrogent à savoir s’il ne s’agirait pas, en définitive, d’une seule et même chose. En effet, on pourrait même dire que l’étude des sociétés «primitives», ou même des cultures qui sont éloignées de la nôtre, a toujours été un exercice spéculatif auquel même des adeptes de la Raison comme Rousseau avouaient s’adonner en avertissant leur public de la façon suivante : «Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures.» 2 Reconstituer ce qui n’existe plus, ou même tenter de comprendre ce qui nous est radicalement étranger, demande un effort d’imagination considérable qui s’approche souvent de la création littéraire. Cette relation intime, voire cette unité, entre fiction et science remonte d’ailleurs à loin. Au premier siècle de notre ère, Pline l’Ancien décrivait, dans son Histoire naturelle, 3 la tribu (fictive) des Arimaspi qui, selon lui, vivaient «là où naît le vent du nord» et dont les membres n’auraient été pourvus que d’un seul oeil situé au milieu du front. De plus, si l’on en croit Hérodote, ces mêmes Arimaspi auraient passé leurs journées à combattre de terrifiants griffons qui, avec leurs griffes, auraient tenté de creuser des mines en terre arimaspi pour dérober les gisements d’or qu’elle contenait.
Ce genre de récit, au premier siècle de notre ère, était considéré comme la fine pointe des connaissances scientifiques de l’époque et servait à alimenter des réflexions tout à fait sérieuses à propos de la nature et de la diversité humaines. Cependant, il ne faudrait pas croire que ce mélange de fiction et de description factuelle (car toutes les descriptions de Pline ne sont pas aussi fantastiques que celle que j’ai citée) ait entièrement été le fait d’une science encore balbutiante. Comme l’écrit Jacques Meunier : «La fiction hante le champ de l’ethnologie et fait partie de son histoire, au même titre que l’exotisme. Elle y apparaît comme un risque, un repoussoir, une faute, mais aussi une tentation.» 4
Ainsi, et nous pourrions dire de plus en plus, l’ethnologie peut être comprise comme un ensemble de récits, de fictions faites sur l’Autre. Le documentaire se confond avec la fiction, le chercheur devient auteur 5 , voire écrivain. En effet, J. Meunier nous donne une liste assez intéressante d’oeuvres de fiction écrites par des anthropologues. à titre indicatif, en voici quelques titres : La Terre demeure (1980) de George R. Stewart, L’Enchâssement (1974) de Ian Watson, Ceux de nulle part (rééd. 1988) de Francis Carsac et Les Découpeurs de monde (1985) de p. Dibie. Dans une telle liste, nous devons réserver une place toute spéciale à une auteure proéminente qui puise abondamment dans les découvertes de la discipline ethnologique : Ursula K. Le Guin, fille d’Alfred Louis Kroeber, l’un des pères fondateurs de l’ethnologie américaine, et de Theodora Le Guin, auteure d’un magnifique récit (Ishi) relatant la vie du dernier indien Yana de Californie. Dans des livres comme La Main gauche de la nuit (1971), Les Dépossédés (1975) et «Le nom du monde est forêt» (1979), Le Guin s’inspire librement de tout un bagage ethnologique (dans lequel elle est, pour ainsi dire, tombée quand elle était petite) pour dépeindre dans le détail la vie de peuples imaginaires. Sa création qui adopte la forme la plus proche d’une ethnographie est certainement Always Coming Home, publié en 1985, qui nous fait entrer dans le monde des Kesh. Ce livre, dont la première édition était accompagnée de cassettes sur lesquelles on pouvait retrouver la musique de ce peuple imaginaire, invite le lecteur à jouer à l’ethnologue et à découvrir un peuple habitant le nord de la Californie recomposé à partir de données recueillies sur les Yana, Maidu et Wintun, qui sont de véritables peuples autochtones de cette région.
Mais pourquoi fait-on de l’ethno-fiction ? Il ne faut pas nier, tout d’abord, que l’invention de mythes, de formes sociales et de cultures fictives procure, en soi, un certain plaisir et apporte, comme je l’ai déjà mentionné, une profondeur indéniable à tout récit. Inventer «son» monde dans les moindres détails géographiques, écologiques, technologiques, mythologiques, moraux ou gastronomiques, confère une texture et une qualité esthétique indéniable aux péripéties qui s’y dérouleront.
Cependant, le désir de faire de l’ethno-fiction chez certains auteurs ne relève pas toujours uniquement du goût de la création pour elle-même. Dépeindre la façon de vivre de l’Autre, il est bien connu, engendre souvent une critique de notre propre façon de vivre et, qui plus est, la formulation de solutions possibles, d’autres façons de cohabiter en société. Ici, bien sûr, je fais allusion au genre utopique qui constitue le genre où réalité et fiction sont certainement le plus intimement entremêlées. à moitié imaginée, à moitié inspirée de sociétés existantes, l’utopie oscille constamment entre le domaine littéraire et la vie réelle.
Un autre procédé intimement lié à l’utopie et à l’ethno-fiction qui se veut une tentative d’agir sur notre réalité socioculturelle par le biais de la construction d’une société fictive est, bien sûr, la contre-utopie. Cette variante du discours utopique inventée par Swift en 1726 avec Les Voyages de Gulliver prend explicitement le revers de la stratégie adoptée par les oeuvres utopiques, mais avec les mêmes fins. Cependant, au lieu de nous éblouir avec des mondes idylliques et d’incarner les espoirs de son auteur, la contre-utopie est un monde où les défauts du nôtre, ou les craintes qu’entretient l’auteur à son égard, sont présentés sous un verre grossissant. Qui n’aura pas frissonné en lisant 1984, de Georges Orwell, ou, plus près de nous, la nouvelle «Base de négociation» de Jean Dion (Solaris #101) qui nous dépeignent, chacun à leur manière, des sociétés infernales qui représentent, en quelque sorte, «ce qu’il faut éviter».
Thomas More, qui a forgé le terme utopie au 16 e siècle, était tout à fait conscient de la portée sociale de son ethno-fiction. Il se servait de son protagoniste, Raphael Hythlodeus, pour relater avec approbation les moeurs fantastiques des habitants d’Utopie et, par le fait même, critiquer vertement sa propre société. Par exemple, dans le fonctionnement interne de l’île d’Utopie (dans un langage SF contemporain on pourrait dire sur la planète ou dans la dimension Utopie), aucune importance n’est accordée aux richesses matérielles. L’or n’est employé que pour forger les chaînes des prisonniers, pour fabriquer des pots de chambre ou bien pour soudoyer les tribus barbares avoisinantes afin qu’elles se battent entre elles. Cependant More, à travers le nom de son protagoniste, ne cesse de nous rappeler qu’il oeuvre toujours dans le domaine de la fiction. En effet, traduit du grec au français, le nom d’Hythlodeus peut se lire comme «répandeur de balivernes» (hythlos : absurdité, daio : distribuer). La minceur de la paroi qui sépare l’ethno-fiction de l’ethnologie peut être mesurée en mettant côte à côte L’Utopie de More et l’essai de Montaigne intitulé «Des Cannibales», écrit une soixantaine d’années plus tard. Les deux textes traitent de peuples rencontrés dans les terres d’Amériques nouvellement «découvertes», les deux textes se servent de ces peuples pour critiquer les sociétés respectives des auteurs et tous deux dépeignent ce qui pourrait être considéré, sous certains aspects, comme des sociétés idéales. Cependant, contrairement à More qui discréditait d’entrée de jeu son informateur (Hythlodeus) en lui donnant un nom qui signifiait menteur, Montaigne, lui, fait un effort spécial pour donner de la crédibilité à son informateur : «Cet homme que j’avais (chez moi) était simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage […] outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage.» 6 Montaigne, cependant, ne relate pas de faits plus «véridiques» que ceux décrits par More. Il parle de la société des Cannibales comme l’endroit où se trouve toujours la «parfaite religion, la parfaite police (i. e. loi)», et le «parfait usage de toutes choses». 7 La science-fiction, avec ses milliers de mondes insolites, son effervescence de formes de vie et de conscience différentes et ses innombrables dimensions superposées ne se trouve nullement égarée devant les spéculations de More ou de Montaigne. En fait, elle descend en ligne directe de ces textes tout en greffant sans cesse de nouvelles occasions de rencontres entre nous et l’Autre. Encore au vingt et unième siècle, il me semble qu’il serait tout à fait possible d’écrire un récit d’ethno-fiction en reprenant point par point le texte de More : un navire fait naufrage et s’échoue sur une île jusqu’alors inconnue où se produit la rencontre entre les marins perdus et les habitants d’une île. Cette rencontre est riche en leçons pour les naufragés qui, à leur retour, entreprennent une critique en règle de leur propre société en s’appuyant sur les observations faites dans la contrée utopique.
Qu’il s’agisse de la fable d’Atlantide relatée par Platon et qui fait encore couler beaucoup d’encre ou le roman utopique d’Aldous Huxley intitulé, de manière très appropriée, Island, la persévérance à travers les siècles du scénario canonique de l’ethno-fiction est tout simplement ahurissante. Jamais l’Occident ne s’est lassé de ces récits de rencontre avec l’Autre. Aujourd’hui, ce scénario est toujours utilisé dans une multitude de récits de science-fiction. Parfois, c’est l’Autre qui nous découvre (histoires d’extra-terrestres) et parfois nous le découvrons sur des planètes lointaines. Les rencontres sont parfois très cordiales (comme dans Contact de Carl Sagan) et d’autres fois plus troubles (je vous laisse le choix de citer votre exemple favori). Mais, que ce soit au 16e siècle ou même au premier siècle de notre ère, ou comme dans toute la tradition ethnologique contemporaine, ces contacts nous ont toujours appris beaucoup plus de choses sur nous-mêmes que sur la véritable nature de l’Autre.
Martin HéBERT
Notes
1 – Jean Poirier, Ethnologie générale, Paris, NRF (Encyclopédie de la Pléiade), 1968, p. 5.
2 – Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1985 [1755], p. 53.
3 – Pliny the Elder, Natural History : a Selection, Londres, Penguin Books, 1991, p. 76.
4 – Jacques Meunier, «Fictions et mythes ethnologiques», Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 278. [Pierre Bonte et Michle Izard, éds.]
5 – Clifford Geertz, Works and Lives, The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
6 – Michel de Montaigne, Essais, vol. 1, Paris, Gallimard, 1965, p. 305.
7 – Ibid.
Martin Hébert est ethnologue et enseigne présentement au Haverford College en Pennsylvanie. Il a déjà publié une nouvelle intitulée «Un chant si doux» dans Solaris 129, et il nous reviendra dans le numéro 135 avec «Kurmath et Minos», nouvelle finaliste du Prix Solaris 2000.
Mise à jour: Septembre 2000 –