La rencontre de l’Autre dans la science-fiction pour jeunes au Canada
par Jean-Louis TRUDEL
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 925Ko) de Solaris 145, Printemps 2003
Introduction
L’Autre sous toutes ses formes est un des grands thèmes, motifs, ressorts, auxiliaires de la science-fiction. Sa mise en scène exige parfois que l’auteur lui donne la parole, mais, au début du siècle dernier, dans le contexte d’une science-fiction informée par le mythe fondateur du voyage de découverte des Européens, la parole de l’Autre, l’étranger, l’extraterrestre, ne lui permet pas d’exprimer quelque chose de contraire à son incarnation d’un rôle fixé à l’avance – celui du monstre, voire de l’envahisseur ; celui de l’indigène fourbe et cruel ; celui du primitif au grand cœur ; celui du prolétaire asservi… Il est révélateur qu’on ait salué comme un progrès de la représentation de l’Autre dans la science-fiction les créatures non-humaines de Rosny et Weinbaum, souvent incompréhensibles, voire muettes. Elles surgissent au moment où l’Occident commence à se rendre compte, en ce début de vingtième siècle, que l’Autre peut refuser de tenir le rôle qu’on lui assigne et pourrait même avoir des pensées qui nous échappent. Il n’est pas encore question d’écouter l’Autre, voire de le prendre au sérieux (c’est une chose de laisser parler l’Autre et une autre d’amorcer un véritable dialogue), mais la science-fiction entrevoit alors d’autres possibilités.
La déclinaison de ces possibilités a occupé une partie de la science-fiction de la seconde moitié du siècle dernier – du moins quand les extraterrestres n’ont pas tout simplement incarné des rôles convenus réduisant leur altérité à une forme d’exotisme de pacotille. La fortune des sciences sociales aux états-Unis après la Seconde Guerre mondiale a inspiré des textes où la communication avec l’Autre passait par une appréhension de son essence biologique, sociologique ou ethnologique. Le rôle d’interprète de la nature de l’Autre, et donc d’interprète tout court, revenait le plus souvent aux personnages humains. Le célèbre roman de Lem, Solaris, fera exploser cette démarche devenue presque routinière puisque toutes les tentatives de compréhension et de contact n’aboutiront qu’à un constat d’échec et d’incommunicabilité.
Sa publication en 1971 coïncide avec la fin du grand mouvement de décolonisation, qui, en quelque sorte, est également un constat d’échec d’une tentative de rapport à l’Autre. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’Autre redevient l’ennemi, voire le monstre, dans des romans comme The Mote in God’s Eye et Ender’s Game, ainsi que dans des films tels Alien et Terminator. Le robot meurtrier de ce dernier film signale l’apparition (ou le retour en force) dans la science-fiction de nouveaux avatars de l’Autre – l’androïde, le clone, l’intelligence artificielle, le cyborg, l’être génétiquement modifié – qui ne posent pas les mêmes problèmes de communication que l’extraterrestre de naguère.
Ainsi, au moment où le rapport à l’Autre relève soit de l’affrontement, soit de la confrontation du créateur et de sa créature (artificielle ou organique), il reste moins de place pour la rencontre de l’Autre quand elle se fait dans un contexte explicitement politique.
à cette époque, le problème foncièrement politique de la coexistence avec l’Autre sera soulevé par une série de romans pour jeunes canadiens, abordant le thème quelque peu délaissé de la colonisation de mondes extraterrestres. Il ne saurait s’agir d’un hasard: l’expérience canadienne/québécoise demeure fondée sur des passés coloniaux juxtaposés. Les célébrations et les traumatismes de l’occupation du territoire, les mouvements et les étouffements de l’occupation tout court structurent encore aujourd’hui l’existence des habitants du Canada. En même temps, les justifications articulées pour construire une hégémonie refoulant ou cantonnant l’Autre, autochtone dans ses réserves, francophone dans sa province, anglophone dans ses quartiers de Montréal, informent encore bien des discours.
Historiquement, le territoire canadien a donc été le théâtre tout à la fois de colonies de peuplement, de la subjugation coloniale des peuples ainsi créés loin des lieux de pouvoir, et de l’encadrement d’autochtones soumis à un contrôle de plus en plus serré. La présence de minorités multiples, d’une puissance voisine envahissante, de représentants concurrents d’un pouvoir parfois local, parfois national, parfois international, de relations de subordination se chevauchant et se recoupant, complique les tentatives de lecture de ces phénomènes dans la réalité.
Il est cependant possible de les simplifier dans le cadre d’œuvres littéraires et, dans la science-fiction en particulier, les problèmes liés au colonialisme ont été traités par des romans récents tels La Taupe et le dragon (1991) de Joël Champetier ou Tyranaël (1996-1997) d’Élisabeth Vonarburg. Pourtant, depuis un demi-siècle, les liens coloniaux formels que le Canada entretenait encore avec la puissance colonisatrice, les dépendances et les servitudes juridiques d’antan, ont été rompus, tandis que le Québec, qui a participé à cette entreprise, a aussi revendiqué le droit de renier tous les héritages de ses deux histoires coloniales – à l’exception de son occupation même du territoire. Nous inscrirons ici ces explorations littéraires de thèmes coloniaux dans le prolongement des analyses successives des spécialistes de la rencontre de l’Occident avec l’Autre, illustrées par Raymond Schwab, dans La Renaissance orientale (1950), et par Edward Said, dans Orientalism (1978), puis revues et corrigées par des théoriciens de la condition post-coloniale tels Homi K. Bhabha et Gayatri Chakravorty Spivak.
La parole des subalternes
Dans son célèbre essai «Can the Subaltern Speak?», Gayatri Spivak a condensé en quelques mots toutes les complexités d’une apologie raffinée de l’entreprise coloniale du Raj britannique. White men saving brown women from brown men. Cependant, Spivak elle-même nous met en garde contre la tentation de voir dans cet énoncé provocant un fantasme collectif et il semble admissible d’en atténuer la spécificité en en faisant le point de départ d’un examen de quelques autres oppositions susceptibles de se manifester dans un contexte colonialiste.
Pour Spivak, les subalternes dont il est question sont non seulement des opprimés ou des victimes d’un rapport de forces inégalitaire, ce sont ceux ou celles qu’il n’est pas question d’écouter, qui peuvent parler mais qui n’ont pas voix au chapitre, qui n’ont aucun accès à la culture dominante.
L’énoncé-choc de Spivak exprimait la problématique de la position des femmes indiennes prises au piège entre la construction britannique du suttee, immolation par le feu linguistiquement réduite par les colonisateurs à une sublimation de leur rôle d’épouse, et la revendication autochtone de ce geste comme un acte autonome, un sacrifice délibéré. White men saving brown women from brown men. En l’absence de la voix des femmes elles-mêmes, ces deux arguments s’arc-boutent l’un contre l’autre et se justifient mutuellement. Pour briser à la fois l’un et l’autre, il faut entendre la voix de l’Autre afin d’écouter ce que nous disent celles et ceux qui sont ramenés au rang d’objet muet par le tiraillement de représentations opposées.
En même temps, Spivak remettait en question la possibilité pour les colonisés de s’exprimer d’une seule voix dans une situation fracturée par le suttee, à un degré difficile à évaluer. Une communauté hétérogène ne peut pas être identifiée à un seul point de vue et, si elle ne peut parler d’une seule voix qu’en réduisant au silence une partie de la communauté, elle ne peut pas non plus être représentée par les intellectuels post-coloniaux qui se posent en défenseurs des subalternes.
White men saving brown women from brown men. Il entre aussi dans ces mots un rappel de la démarche volontariste propre aux interventions impérialistes qui, en se positionnant comme interprètes de la volonté et des intentions d’autrui, dépouillent l’Autre de son autonomie, soit en niant, soit en n’écoutant pas ce que le subalterne aurait à dire. Il semble donc légitime d’en dégager un sens moins lié à son contexte d’origine, afin d’illuminer une fantasmatique plus nord-américaine des rapports entre dominants et dominés. En effet, alors que Spivak s’appuie spécifiquement sur le cas de l’Inde coloniale et post-coloniale, la question que je veux traiter ici est à la fois très éloignée et dangereusement proche de la situation des subalternes au cœur de la démarche de Spivak et des réflexions post-coloniales.
Terres neuves, terres autres
Sauvages, Indiens, Amérindiens, Autochtones, Premières Nations… La difficulté de désignation de l’Autre est le premier signe de la parole qui lui est refusée, parole pourtant fondatrice de son identité. En abordant une terre inconnue, le colonisateur peut choisir d’écouter ceux qui s’y trouvent déjà, de parler leur langue et d’apprendre leurs noms. Ou bien, il peut imposer les siens et l’Autre est alors la victime d’une violence épistémique qui le définit malgré lui. Ce choix posé par la découverte d’une terre neuve est au cœur de sept ouvrages de science-fiction pour jeunes publiés au Canada entre 1980 et 2001, et qui ont la particularité d’avoir presque tous été les premiers essais dans ce genre de chaque auteur: The Keeper of the Isis Light de Monica Hughes (1980), Mort sur le Redan de Francine Pelletier (1988), La Mer au fond du monde de Joël Champetier (1990), Le Chant des Hayats d’Alain Bergeron (1992), Aller simple pour Saguenal de Jean-Louis Trudel (1994), Les Forêts de Flume de Guillaume Couture (1995) et Les Nuages de Phœnix de Michèle Laframboise (2001).
Dans le contexte de la science-fiction, une Terre neuve n’est pas seulement une terre neuve, île ou continent apparaissant à l’horizon d’une vision du monde précédemment bornée par des mers inexplorées. Il peut s’agir d’un nouveau monde au complet, bref, d’une planète potentiellement aussi riche et diverse que la nôtre. Cependant, la synonymie nous tend des pièges qui se devinent mais ne se déjouent pas facilement. Il n’est que trop aisé, pour l’auteur de science-fiction, d’assimiler la découverte d’une nouvelle planète à celle du Nouveau Monde dont Terre-Neuve est la sentinelle la plus avancée dans l’Atlantique nord.
Les parallèles linguistiques inclinent l’auteur de science-fiction à commencer par reproduire sur ses nouveaux mondes les schémas de son propre monde en ce qui a trait aux rencontres entre voyageurs et habitants. Toutefois, en se détachant de l’époque contemporaine et des lieux qui lui sont familiers, l’auteur jouit d’une liberté supplémentaire pour non seulement imaginer des événements sans précédent, ce que peuvent le fantastique ou le réalisme magique, mais les ancrer dans une analyse d’autant plus vraisemblable que l’auteur invoque des justifications scientifiques.
L’auteur ré-imagine ce qu’il imagine s’être passé dans son propre monde. Ce processus de re-construction n’est pas indépendant de la position de l’auteur, bien sûr. Au contraire, il peut être particulièrement révélateur et c’est par conséquent la démarcation de l’Autre qui nous intéressera dans les romans pour jeunes de la science-fiction canadienne. En effet, il est remarquable que les sept ouvrages retenus correspondent pour la plupart à une première incursion de l’auteur dans ce champ et que chacun porte sur la problématique de la Terre neuve, peut-être vide, peut-être pas, terre incertaine – à coup sûr – tant que ses habitants n’ont pas parlé.
Ces romans s’échelonnant sur vingt et une années représentent une fraction non-négligeable des premiers romans de science-fiction pour jeunes durant cette période au Canada. Le choix répété de mettre en scène des formes de résistance à une hégémonie colonisatrice est d’autant plus intéressant. On ne saurait dire pourtant que leurs auteurs étaient d’emblée aptes à représenter ou, si l’on préfère, articuler les points de vue de groupes opprimés. Quatre de ces auteurs sont des hommes, trois des femmes. Six sont francophones et une est anglophone. Cinq sont du Québec, une de l’Alberta et un de l’Ontario. Aucun n’est issu d’une minorité visible ou autochtone. Cependant, à un titre ou à un autre, ils ont tous connu le décalage épistémologique consécutif à une expérience d’aliénation, soit comme immigrant ou enfant d’immigrant, soit comme femme, soit comme membre de la minorité linguistique franco-canadienne, soit comme praticiens et porteurs de la science-fiction, forme littéraire opérant presque en cercle fermé au Canada ou s’exportant obligatoirement au-delà de nos frontières, forme souvent discréditée et largement délégitimée, et encore plus lorsqu’elle s’adresse aux jeunes.
Ces romans ont été produits dans un contexte que l’on peut qualifier de post-colonial pour le Canada et le Québec, au moment où le résultat du référendum de 1980 et le projet de rapatriement de la constitution faisaient éclater tant les certitudes du rapport avec la Grande-Bretagne que celles des nationalistes québécois ayant théorisé une subjugation coloniale simple.
Il convient de souligner l’importance de l’idéologie colonisatrice au Canada avant cette époque. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et un peu après, il y a eu des ministères de la Colonisation dans plus d’une province. Jusqu’alors, des initiatives fédérales et provinciales ont souvent encouragé les pauvres, les immigrants et les vétérans démobilisés à s’établir comme fermiers, voire comme pionniers. Les romans d’Antoine Gérin-Lajoie ont présenté le défricheur Jean Rivard comme un héros canadien-français au dix-neuvième siècle, tandis que Louis Hémon a fait de Maria Chapdelaine l’héroïne de l’épopée pionnière au début du vingtième siècle. L’urbanisation et l’industrialisation n’ont mis fin à l’influence des conceptions colonisatrices qu’après la guerre, l’industrie agroalimentaire n’étant plus compatible avec le mode de vie associé au défrichement.
Par conséquent, de plus en plus dégagés des idéaux colonialistes qui perduraient jusqu’à tout récemment, y compris dans la littérature d’anticipation pour jeunes, comme en témoignait encore Pionniers de la Baie James de Denis Boucher en 1973, les auteurs des livres considérés ici ré-imaginent la colonisation en la balisant de garde-fou, de résistances structurelles qui expriment peut-être le regret d’une absence historique. L’idéologie impérialiste de la frontière comme lieu de liberté à conquérir, trope fréquent dans la science-fiction, se marie dans les ouvrages canadiens à une critique multiforme du passé ou du présent. Mais cette critique, si elle fait de l’Autre un simple objet à protéger ou à sauver, consolide l’encadrement de l’altérité.
Cet encadrement est tout d’abord spatial ou géographique. Il est rare qu’indigènes et nouveaux venus se côtoient. L’établissement des colons, qu’il s’agisse d’un village à fond de vallée (Hughes), d’une base destinée à gouverner la reconstruction d’un continent (Bergeron), d’un hameau côtier (Trudel), d’une capitale planétaire (Couture) ou d’une petite ville sous bulle d’air (Laframboise), se définit par opposition aux lieux indigènes – biotope des cimes de Hughes, habitat humide des créatures d’origine marine de Bergeron, forêt boréale de Trudel, continent inexploité et sauvage de Couture, atmosphère irrespirable mais habitée de Laframboise. Dans plusieurs cas, une dénivellation matérialise la démarcation entre le domaine des colons et le territoire indigène: dans les romans de Hughes, Trudel et Laframboise, l’établissement des colons est situé en contrebas d’une contrée autre, tandis que le roman de Champetier comporte des colonies surplombant une immense dépression qui recèle certains secrets des fridjis indigènes de la planète Creuse. Le jeune héros de Champetier provient d’un village appelé Falaise qui domine de deux kilomètres de haut les territoires distincts des fridjis.
L’espace étranger est donc circonscrit, à défaut d’être toujours apprivoisé. Il est plus rarement balisé par des différences biologiques. Dans The Keeper of the Isis Light, le tuteur d’Olwen s’inquiète des maladies infectieuses que les colons pourraient avoir apportées, mais ce risque de contamination, qui rappelle le sort des autochtones d’Amérique fauchés par les épidémies venues d’Europe, n’est en fait qu’un prétexte. Dans les autres romans, les humains peuvent en général côtoyer les indigènes ou explorer des environnements étrangers sans crainte pour les uns et les autres. L’intérêt de l’histoire, le plus souvent, est la forme de rencontre de l’Autre, et non sa simple possibilité ou ses risques intrinsèques.
à la rencontre de l’Autre…
L’Autre, sur ces Terres neuves de la science-fiction, est le plus souvent indigène. En tant que tel, il se prête à un exotisme facile, rappelant l’orientalisme stigmatisé par Edward Said, exotisme caractérisé par son refus de laisser entendre les voix autochtones lorsqu’elles n’articulent pas le point de vue quasiautiste qui ne saurait entamer le projet impérialiste.
Dans une fiction, la narration du salut de l’Autre par les porteurs d’un projet hégémonique est tout ce qu’il y a de plus satisfaisant, car cette action salvatrice est une validation de leur présence même. Dans bien des textes, l’enrôlement de l’Autre dans la dialectique qui définit le Nous est un moment immanquablement émouvant, surtout si son encadrement n’est pas remis en cause ou est même renforcé. Dans Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, la victoire remportée par Phileas Fogg sur les Hindous qui étaient sur le point de brûler une jolie veuve est scellée par un mariage qui confirme en même temps la victoire de la technique européenne sur les grands espaces du monde. White men saving brown women from brown men.
Une relation de ce type s’ébauche clairement dans The Keeper of the Isis Light, malgré les décalages introduits par le déplacement dans un autre contexte. Dans ce roman, Olwen est une jeune femme vivant seule sur la planète Isis sous la tutelle d’un gardien robot. Humaine de naissance, elle a été adaptée à son insu aux conditions féroces du haut pays d’Isis, où la pression atmosphérique et le rayonnement ultraviolet sont mortels pour les êtres humains ordinaires. Elle est donc l’indigène par excellence, l’autochtone que Mark, un jeune colon nouvellement arrivé, voudra arracher à la compagnie de son robot, également capable comme elle d’endurer les conditions extrêmes du biotope des cimes.
Olwen a beau refuser d’abord l’arrivée des colons, elle est incapable de les repousser. «I wish they had never come», affirme-t-elle, mais elle accepte néanmoins que le monde ne sera plus comme avant. De son côté, Mark est convaincu d’être chez lui sur cette Terre neuve. «Isis is home», se répète-t-il moins d’une heure après y avoir mis le pied pour la première fois.1 Lorsque Mark voit Olwen de loin, alors qu’elle se croit seule dans la montagne et qu’il est épris d’elle, il fait tout de suite le lien: «She was like Isis as she stood there.»2
Toutefois, le jeune Terrien ne connaît que le masque qu’elle porte et elle refuse de le laisser s’éprendre d’un déguisement: «I want him to see me. To get to know me.»3 Lorsqu’elle l’enlève et s’affirme comme sujet, il refuse de la revoir, de l’écouter, sauf lors d’une ultime rencontre lorsqu’elle lui dira ce qu’il espérait entendre. Il la voulait telle qu’il se l’imaginait et pas autrement.
Mais si Mark rejette ce qu’elle est, Olwen ne sait pas d’abord elle-même ce qu’elle est en réalité, car son gardien robot a fait d’elle sa créature. Lorsque la jeune femme se rend compte qu’il n’y a pas de miroirs chez elle et qu’elle demande à son gardien d’en fabriquer, le robot lui répond qu’elle cherche à savoir comment Mark la voit et qu’un miroir ne pourra pas le lui montrer.4 C’est la vérité, mais le robot refuse de lui révéler toute la vérité. La première fois qu’elle se voit dans un miroir, dans le décor d’une maison à la mode de la Terre, Olwen comprend enfin: «The Other, the intruder, was herself.»5 Elle découvre donc que son gardien a toujours contrôlé sa parole, voire ses pensées, de cette manière, en lui imposant une histoire de ses origines qui est fausse.
Une fois consciente des rôles que lui assignent aussi bien Mark que son gardien robot, Olwen choisit de fuir le contact avec les colons de la Terre. Elle se réfugie dans un territoire en altitude qui lui est propre, mais elle renonce, ce faisant, au territoire qui pouvait être partagé avec les colons. Sur les hauteurs, Olwen peut continuer à se dire qu’Isis lui appartient: «Isis is mine and it can never harm me in any way.»6
C’est le seul de ces livres à illustrer cette situation au moyen d’une histoire d’amour qui tourne mal, car les autres ouvrages sont destinés à des lecteurs légèrement plus jeunes. Les relations humaines sont alors ramenées à des rapports d’affection, d’amitié ou d’attachement, mais sans aller plus loin. Les rapports triangulaires entre les colons ; la Nature ou les individus indigènes ; et des arbitres extérieurs ou intermédiaires locaux sont traités sur un plan plus concret.
Cela ne veut pas dire que la sexualisation de ces rapports est absente pour autant. La Nature indigène, souvent dépeinte comme féminine dans la tradition scientifique occidentale, est menacée par des projets miniers, destinés à fouiller les entrailles de la terre, dans quatre des six autres livres considérés ici. Dans un cinquième, les secrets de la planète Creuse sont pénétrés lorsqu’une expédition humaine s’aventure au fond d’une dépression de plusieurs kilomètres de profondeur, occupée par une vaste Mer chaude. Même dans The Keeper of the Isis Light, où les colons s’installent au fond de la vallée la plus profonde de la planète, Mark observe un instant la vallée dont le sol a été ouvert par les chenillettes des véhicules arrivés de la Terre, remuant une boue rougeâtre: «It looked as if Isis itself had been wounded and had bled.»7 La récurrence même de cette féminisation symbolique du territoire colonisé est lourde de sens.8
Le refoulement d’Olwen à l’écart des colonisateurs, conclusion de The Keeper of the Isis Light, est en un sens le point de départ de Mort sur le Redan de Pelletier, le second livre de science-fiction pour jeunes de cette auteure. L’héroïne du roman a également été adaptée afin de survivre à un environnement hostile et elle habite également sur une planète lointaine, dont le nom, Arkadie, évoque un paradis bucolique et primordial. Un paradis perdu.
En effet, avant même le début de l’histoire, la planète a été livrée en grande partie aux appétits des compagnies minières de la Terre. La jeune Arialde, à l’organisme génétiquement modifié pour faciliter sa survie sur Arkadie, ne songe qu’à protéger la petite enclave de la faune indigène qui a été épargnée de peine et de misère. Pour ce faire, elle s’unit à ses deux frères et à sa sœur modifiés comme elle afin de préserver l’enclave de l’exploitation minière, car tous s’identifient pleinement avec la réserve menacée, ce qu’Arialde résumera plus tard par une métonymie surprenante: «Le sort de leur planète était en jeu.»9 La petite réserve devient la planète entière, car c’est tout ce qui reste de l’état premier du monde, et cette planète est la leur. Pour conjurer cette menace, l’héroïne nouera même une alliance avec un inspecteur de police au service des compagnies et pour qui elle a le béguin, sans comprendre qu’elle accepte ainsi la légitimité du système qu’il représente.
Malgré la présence d’une paire de frères d’Arialde, ce sont des femmes – Arialde, sa sœur et un ordinateur familial baptisé Nounou – qui incarnent à la fois la Nature indigène (l’ordinateur s’identifiant à celle-ci en s’identifiant aux jeunes qui la revendiquent) et la résistance aux intrusions par des prospecteurs rivaux. Comme Olwen, comme Arialde, comme la sœur d’Arialde, même Nounou se découvre en quelque sorte autochtone.
Si les Terres neuves de Hughes et Pelletier ont des porte-parole qui sont des hybrides de l’humanité et de la Nature indigène, des porte-parole qui sont en quelque sorte des indigènes par procuration, ce sont de véritables indigènes qui sont présents dans La Mer au fond du monde de Champetier et Le Chant des Hayats de Bergeron. Dans les deux cas, c’est cette fois un jeune garçon qui sert d’intermédiaire entre les indigènes et les humains de la Terre. Avatar du métis, du truchement d’autrefois, ces personnages sont aussi des porte-parole, mais ils ne sont plus que des relais, qui n’expriment pas l’altérité du monde en leur nom propre.
Dans La Mer au fond du monde, les extraterrestres sont des entités binaires, mâle et femelle devant former un tout pour réfléchir même s’ils sont capables d’agir séparément. Ces fridjis apparaissent d’abord comme entièrement complices de leur intégration par les humains dans une narration colonialiste: ils prennent un «nom pour humain» pour mieux se faire interpeller et ils utilisent un voc (vocalisateur) pour parler aux humains dans la langue de ceux-ci.10 En fait, la véritable langue des fridjis est parfaitement inaccessible aux humains, car les fridjis communiquent par un contact direct de cerveau à cerveau, qui se fait grâce à un contact des organes buccaux – un baiser.
Le roman semble être sur le point de recréer le scénario analysé par Spivak, car l’amie fridji du jeune protagoniste, Lucian, est condamnée à une mort rituelle aussi socialement déterminée que l’immolation par le feu du suttee. Mais il y a une inversion décisive du schéma habituel puisque Lucian tente en vain de la sauver et que le texte finit par affirmer le point de vue symétrique mais diamétralement opposé du colonisé face au colonisateur, le point de vue que Spivak attribue aux Hindouistes en faveur du suttee qui soutiennent que la veuve a l’intention de mourir et justifient ainsi son incinération. En effet, les fridjis tuent ceux des leurs qui ont pris goût aux contacts avec les humains, en les persuadant qu’ils sont malades et doivent donc s’exposer à une mort par asphyxie.11 Ils établissent ainsi une séparation à ne pas transgresser.
Si la résistance à l’hégémonie extérieure est plus franche que dans les autres ouvrages, c’est en niant le droit à la parole des individus (subalternes ?) face au groupe. Si les colons de la Terre comprennent mieux les fridjis à la fin du livre, cela se fait en accentuant l’altérité de ces derniers puisque l’histoire révèle à quel point les humains en savaient peu sur eux – cette révélation brutale a tout du choc épistémique – et démontre un refus absolu de sympathiser, auquel répondra le protagoniste qui conclut par une dernière phrase très claire quant à son état d’esprit désormais: «Je crois que je préfère les humains.»12
Ainsi, la compassion pour l’Autre cachait l’Autre. étymologiquement, elle présuppose que nous partageons sa passion, c’est-à-dire ce que l’Autre subit, et cette présupposition nuit à la possibilité pour l’Autre de s’exprimer, encore moins d’être entendu et encore moins d’être compris. La connaissance de l’Autre, quelle que soit l’opinion de l’Autre sur la justesse de cette connaissance, est le fondement du pouvoir qu’il est possible d’exercer à son détriment.
Quelque chose de semblable se passe dans Le Chant des Hayats où le héros veut sauver une espèce intelligente menacée par les projets de son propre père. Sur la planète dénommée Anubis-7, le père du jeune David est l’ingénieur en chef chargé de la transformation d’un continent en provoquant l’apparition d’une chaîne de montagnes. Comme David est télépathe, celui-ci devrait être, pourrait-on croire, l’intermédiaire parfait, parfaitement transparent entre colonisateurs et colonisés. L’existence de ces derniers est à peine reconnue, puisque la plupart des colonisateurs considèrent que ces Hayats, qui ressemblent à des mammifères amphibies tels des otaries ou des phoques, ne sont pas plus intelligents que ceux-ci. Le père de David et sa collaboratrice sont bien les seuls à soupçonner que ces petites créatures dotées de mains palmées sont intelligentes.
Les Hayats sont des êtres amicaux et doux, voire dociles. Comme intermédiaire, David peut rêver à juste titre qu’ils se laisseront sauver par lui. En fait, il appert qu’ils ont été créés de manière à ne pas être des sujets de plein droit: «On les avait voulus ainsi, doux, pacifiques, démunis face à l’hostilité du monde, dépendants de leurs maîtres du fond de la mer.»13 Cette vulnérabilité stigmatisée par l’auteur a néanmoins alimenté l’apitoiement de David. En revanche, lorsque les Hayats récupèrent une parcelle du savoir et du pouvoir de leurs antiques créateurs, ils transcendent leur rapport de dépendance envers David, et ce dernier s’en rend compte: «Les Hayats que j’ai quittés n’étaient plus les Petits Hayats doux et bons que j’ai aimés. Ils ont atteint la maturité maintenant. Ils ont acquis la force et la confiance qui leur manquaient.»14
Du coup, rien ne sera plus comme avant. Lorsque le subalterne s’exprime et se fait entendre, et – comme de juste l’arme suprême des Hayats est sonique et sonore, le «Chant des Hayats» porté à son paroxysme —, le cadre colonial vole en éclats. Toutefois, le roman se termine sur un épilogue dont il ressort que les colonisateurs de la Terre n’ont pas renoncé à leurs ambitions pour la planète des Hayats et machinent déjà la disparition de ceux-ci.15 Rien n’est jamais gagné quand le rapport de force demeure inégal.
Dans Aller simple pour Saguenal, ce sont encore des gisements de minerais qui excitent la convoitise des colons établis sur une planète baptisée Nou-Québec (Nouvelle-Québec). Dans ce livre et dans Les Forêts de Flume, il n’y a pas d’indigènes, rien qu’une nature brute à conserver. Sur Nou-Québec, il ne reste que des vestiges de la biosphère originelle, au sein d’un territoire inhabité que les colons appellent la «Sauvagerie». Sur Flume, c’est l’écologie de l’ancienne Terre qui a été recréée et toute la planète est une réserve.
La Nature est muette, mais, dans ces deux ouvrages signés par des scientifiques, ce sont de jeunes garçons, Sylvain dans Aller simple pour Saguenal et Lory dan