Send Me an Angel ou Retour sur David Calvo
par Sam Lermite
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 123Ko) de Solaris 162, Printemps 2007
David Calvo est né à la fiction il y a presque dix ans, par un roman qui d’emblée révèle certaines obsessions et contradictions. Grand lecteur de science-fiction, Calvo s’est de fait beaucoup encanaillé avec un autre genre à la marge: lafantasy. Dans Délius, une chanson d’été(Mnémos, 1997), il passe les mythes victoriens au filtre d’un imaginaire bizarre, d’une esthétique grotesque, empruntant à la culture pop autant qu’aux surréalistes. De la demi-douzaine de titres suivants, se distinguent Wonderful (Bragelonne, 2001), hommage poétique au Neverwhere du Britannique Neil Gaiman; Atomic bomb (Le Bélial’, 2002), recueil de nouvelles détonantes composées avec Fabrice Colin (dont vous pouvez lire une présentation quelque part sur ce site); ainsi que Kaarib, BD ultra-référencée voguant entre pirateries, rêveries et énigmes savantes. Enfin, récemment, Calvo a écrit quelques superbes nouvelles («Kei», «CPCBN»), perles noires d’un recueil d’une très grande beauté formelle, Acide organique, (Les moutons électriques, 2005). Jusqu’ici, le principal souci de l’auteur semblait parfois de perdre son lecteur à force d’expérimentations et de métaphores absconses. Acide organique marque l’évolution vers une écriture plus maîtrisée: Calvo y délaisse certains de ses motifs habituels – féeries loufoques, jeux de labyrinthes, inquiétante étrangeté – pour s’intéresser au monde d’ici et maintenant, aux terribles renoncements que la présence de ce monde implique. Le seul espoir de renouer avec l’absolu passe pour Calvo par un retour, au plus profond de l’être, à la magie innée des vertes années. Même s’il faut y perdre ses repères; risquer l’inadaptation, la désocialisation, renoncer à la réalité. L’écriture mélancolique, atrabilaire, aux accents douloureux, épouse à la perfection le moment exploré par l’auteur: celui des trentenaires qui rentrent chez eux, au pays de l’enfance perdue. L’intérêt réside dans ce voyage à l’envers, dans cette Recherche d’un nouveau genre – seule lumière au milieu de la noirceur générale: concilier l’observation lucide du monde et la liberté inconditionnelle de l’enfance.
Il existe une idée du même type dans son dernier ouvrage, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes (Les moutons électriques, 2006), dont le narrateur (alter ego de l’auteur) nous donne la clé dès l’introduction: «la neige est comme un fantasme, un monde ancien disparu, comme le reste de la planète.» Tout le roman tourne autour de cette notion de disparition, ou plutôt de dissimulation, comme on le verra. Donc, le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l’E3, la plus grosse convention annuelle de jeux vidéos au monde. Son patron l’a chargé d’enquêter sur le dénommé Dillinger de la société Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, «le passage d’un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d’avatar», qui est en passe de révolutionner le concept de réalité virtuelle. Seulement, la société semble n’exister que par des on-dit, et Dillinger reste insaisissable; au point que le narrateur commence à se demander s’il n’évolue pas au milieu d’un rêve. Interrogation fâcheuse pour un individu déphasé, déjà en quête de lui-même, dont le retour à L.A. (où il est né) marque un jalon sur le chemin d’un éventuel renouveau. Paradoxe: car L.A. c’est à la fois la Ville et la non-ville, la fabrique à personnalités et à fictions, le royaume du possible et du faux, un multivers de vies parallèles, un décor remplis d’acteurs déchus, d’otakus névrosés, de hordes de jouets humains. Comment s’y retrouver quand on est en phase de désincarnation accélérée, perdu dans les multiples dimensions d’un monde en constant élargissement? Dimensions qui sont pour le narrateur autant de simulacres, d’illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu’il se sent «l’objet d’un sinistre complot qu’on appelle réalité»; lui-même participant de ce complot, «sa capacité à créer du faux [ayant dépassée] sa capacité à le détecter.» Raison pour quoi il espère secrètement un reset terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes; nuit après nuit il rêve d’un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.
Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l’écran), les premières pages annoncent la couleur: MFDNDDM sera donc un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l’immersion de la Kulture dans la Nature. Lancé sur ses propres traces et sur celles de Vectracom, le narrateur parcourt la ville de long en large, arpente d’autres territoires moins tangibles (les réseaux), enchaîne les rencontres bizarres et les découvertes tordues. Qui était vraiment Walt Disney? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d’Astroboy? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944? Quels enjeux poursuivent l’illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d’un théâtre d’avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d’entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre? D’une réponse tronquée à l’autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu’un surcroît de confusion paranoïaque et de sidération. Il prend néanmoins conscience que peut-être il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d’un passage, d’une transformation définitive.
L’instrument de cette transformation, c’est la Grille. L’idée est qu’il n’est plus possible d’appréhender le monde dans sa complexité, il faut désormais des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d’abord de classifier le quotidien en chapitres, afin de ne pas perdre le fil de sa propre histoire; puis d’encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de dépasser la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l’E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n’est là par hasard, car «il n’y a pas de hasard, l’ordre du monde est chaos». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une réalité immanente. De l’autre côté de l’écran, au cœur de cet aleph, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes de son existence, se muer en «administrateur». Mais l’autre côté est aussi une matrice froide, de causes premières, de flux, d’informations, de formes; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d’une ère de la fausseté: faux, car dans ce monde-ci ou dans l’autre chacun est son prophète, il n’y a que des représentations, des règles, des repères individuels.
Le quatrième de couverture n’a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman: Godzilla, TRON, les extraterrestres, la prégnance du virtuel, les coulées de pixels. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait – bien plus ambitieux aussi. Comme dans Acide organique, il lance un appel à l’absolu. S’il s’agit là encore d’un processus conscient de départ de la réalité, cet absolu n’est plus envisagé par le biais d’un retour à la magie de l’enfance, mais plutôt à travers la recherche de la grâce. Avec une grande variété de moyens, il s’emploie donc à brouiller les frontières entre le réel et la/les fiction(s) pour faire surgir de ce continent flou une vérité inédite. Sa grande réussite tient à la façon dont il saborde la science-fiction, en tant que genre: en l’épurant, en la réduisant à une impression, à une silhouette moulée dans la neige des écrans de télévision. La science-fiction n’existe plus parce qu’elle a été phagocytée par le présent, par la présence du monde. Suivant la voie de son maître William Gibson, Calvo envisage de décrire ce monde sous l’angle de la culture – cette fois non pas en terme de codes, d’icônes matérielles, mais plutôt de symboles: en rapprochant les symboles culturels de la dimension imaginaire attachée à la ville de Los Angeles – la musique pop, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la téléréalité, les ovnis, le cinéma –, en étant capable de passer d’un réalisme pointu à une poétique échevelée, en misant sur l’originalité iconographique, en jouant sur la typographie et la mise en page, il développe quelques idées maîtresses visuellement très fortes qui nous valent, c’est vrai, des moments de grâce fulgurante, de perplexité mélancolique. Sa manière est d’amener le lecteur non pas dans des mondes différents (ils sont là, devant nous), mais de rendre étrangers celui/ceux qu’on croit connaître: étrangers parce que fuyants; et labyrinthiques; ramenés à un jeu de piste, de signes, de gestes, de simulacres – l’illusion comme une faille dans un horizon sans merveilleux. Jusqu’au vertige, il creuse «la profondeur de la surface», raconte avec habileté le glissement d’un réel, d’un logos qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui existe, et nous renvoie à la figure nos rêves de lumières par câbles à fibres optiques. En livre bancal, instable, fluctuant, MFDNDDM tangue, on cherche quelque chose à quoi se raccrocher:
Lever le bras pour toucher cette mosaïque, comme des boutons pressés sur une console en faïence.
J’en étais venu à me demander si Pongo existait réellement, s’il n’était pas simplement le produit de ma solitude, des dialogues que je tapais sur le clavier, pour me sauver du désespoir de la vie réelle. Pongo est peut-être faux.
Tendre le bras pour le toucher.
Mais ce vertige finit par tourner à vide, l’apogée de la réflexion est vite atteint. Le roman pose d’excellentes questions mais se disperse dans une intrigue en même temps foisonnante et superficielle, qui passe étrangement à côté de son sujet. La première question, essentielle, porte sur la représentation de la réalité, d’un réel élargi – notion que l’auteur ne prend jamais la peine d’éclaircir.Est-ce un programme, un artifice, une norme? Peut-on l’observer, le décrire autrement que par les moyens dont la nature (pour ce qui est des sens) et l’expérience (pour ce qui est des mots) nous ont dotés? Et peut-on s’affranchir des outils qui permettent de le délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles? Comment en circonscrire la profusion, les dimensions multiples? Empruntant au langage des réseaux, Calvo veut inscrire son récit dans ce réel-ci, le plus moderne, le plus complexe: d’où vient alors cette impression qu’il simplifie terriblement les choses? Le concept de Grille en est un signe patent: du réel, Calvo semble n’avoir retenu qu’une épure, une silhouette, une vague cartographie, mais c’est – littéralement – en traversant la Grille que le narrateur s’évade d’un monde devenu factice à force de fictions. De son point de vue, le réflexe phénoménologique ne suffit plus à décrire la réalité immanente, celle des fragments, des fractales en mouvement perpétuel, qu’on ne peut bien saisir qu’en excédant les sens et en annihilant le sens, pour raviver le fantôme d’un Verbe désormais absent. Autrement dit, un acte fondateur, créateur, doit abolir le réel tangible (sans merveilles) au profit du réel immanent né de l’extension miraculeuse (merveilleuse) des réseaux, de l’univers numérique où repose notre imaginaire, et dont la grâce a fait son ultime refuge. La démonstration de Calvo peine toutefois à nous convaincre; l’auteur ne parvient pas à donner du relief à ses visions (la faute à un style parfois confus – cf. p. 64 «Burbank est un désert stérile, sa fertilité est humaine mais même les humains n’arrivent pas à échapper à son horrible banalité»), ni à son personnage-narrateur d’ailleurs, là encore simple épure ou silhouette, dont la trajectoire erratique – l’égarement – s’avère aussi bien littéraire que littérale. D’une certaine manière, le narrateur se révèle aussi plat que le flatland pixellisé qu’il réprouve pourtant avec conviction. Son obsession du contrôle tisse en effet une grille de lecture qui finit par aplanir, encadrer tous les possibles; il circule sur ce dessin total, en dégage des perspectives, des lignes de fuite, puis se dépasse; sauf qu’on a l’impression que tout est décidé d’avance; que sa trajectoire est téléguidée, comme pour un personnage de jeux vidéo – aussi savant soit-il. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l’illusion de liberté subséquente. Car en fait de liberté, on assiste plutôt à une aliénation; et c’est très exactement le gros défaut du roman (à mon sens) que de n’offrir aucun espoir de sublimation. Calvo a parfaitement saisi combien le concept de virtualité a envahi notre quotidien; c’est-à-dire que le monde tangible, charnel, humain, s’il n’a pas encore disparu, se trouve peu à peu recouvert, caché derrière ses ombres, enchâssé dans ses extensions, ses ramifications. Mais à travers cette réflexion sur la représentation de la réalité, il se fourvoie dans une impasse théorique. Car le virtuel est déjà mort, digéré par la froide logique (matérialiste?) de l’ancien monde, au point que les deux maintenant sont confondus, indistincts, emboîtés, indissociables. La Grille emprisonne plus qu’elle ne libère; on ne change pas de paradigme, on passe de boîte en boîte, d’une cage trop étroite à une cage dorée. Le corollaire de ce bref éblouissement est, à force, d’être gagné par un sentiment d’absurdité. Dans la réalité immanente décrite par Calvo, nous ne serions que ça: des fractales; des flux; de l’information; 0 et 1, 1 et 0. Dès lors, comment le monde peut-il échapper à la dissolution, à une véritable disparition, au néant? En suggérant que le concept de virtualité demeure plus réel même que le réel, il précipite cet effondrement de manière paradoxale.
Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s’actualiser en fictions. C’est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s’il ne l’exploite pas assez: non pas la virtualisation du monde, mais sa totale confusion avec la fiction. Il met dans la bouche d’un de ses personnages cette phrase étrange: «la fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne». Qu’est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque enchevêtrement de constructions intellectuelles, de concepts, de systèmes de valeurs, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo ne sont que des facettes, et les fractales, les flux, des composants)? Partant, une fiction peut-elle en soigner – ou en détruire – une autre? Sans doute, car leur nature veut qu’elles s’influencent, s’interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seules les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d’autres disparaissent. La seconde grande question que pose le roman est donc celle de la place de l’homme au milieu d’un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu’il a créées, un relais. C’est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations: Frankenstein revisité; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l’individu sans apporter aucune réponse. à la manière d’un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu’à se convertir en norme; de sorte que Minuscules flocons de neige depuis dix minutes aurait pu se résumer à cette alternative: imposer sa fiction ou de voir imposer des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d’un roman inégal mais passionnant, tendant au réel un miroir déformant, chatoyant d’inquiétants reflets: pas seulement ceux d’un monde morcelé et vendu sous blister plastifié (donc au diable), mais aussi d’un monde sans merveilleux, sans absolu, sans projet, sans espoir de grâce.
Le sujet de Calvo était là, juste là, à quelques flocons. Ces particules blanches qui noient le ciel, au début et à la fin du roman, ce ne sont donc ni des cristaux de neige, ni des pixels, ni les cendres signalant la ruine du monde; mais les traces ineffables du passage de l’ange. Celui qu’on appelle Métatron, le scribe de Dieu.
Sam Lermite
Une première version très abrégée de cet article est parue dans Bifrost 44 (octobre 2006).
Marié, trente et un ans, Sam Lermite habite à cheval sur deux régions, la Normandie et l’Auvergne. Des études éclectiques (sciences humaines, économie), des métiers variés (flic, assistant social), il travaille actuellement pour le Ministère des Finances. Ses goûts sont tout aussi éclectiques et variés (BD, SFF, roman noir, Brassens, Black Sabbath et Beethoven), et il ne vous l’a peut-être pas dit, mais il vendrait son âme au diable pour une expédition dans l’espace!
Mise à jour: Mars 2007 –