Lectures 134
Exclusif au supplément Web de Solaris 134, été 2000
Daniel Conrad et Benoît Domis présentent
Ténèbres 2000
Naturellement, 2000, 326 p.
Poursuivant le travail de repérage et de publication de jeunes auteurs, déjà entamé par Conrad seul avec De Minuit à Minuit, au Fleuve Noir, nos deux co-rédacteurs de Ténèbres présentent vingt et un auteurs – dont cinq femmes – comme «futurs maîtres français de la terreur». Cerise sur le gâteau, une préface de Poppy Z. Brite (qui figure aussi en photo sur la quatrième de couverture).
On reconnaît dans le panel quelques noms du fandom (Jérémi Sauvage, Micky Papoz, S. Cixous), et d’autres qui faisaient partie de l’anthologie précédente comme Mélanie Fazi ou Jean-Michel Calvez. Mais la plupart m’étaient inconnus, ce qui est bon signe. Sauf qu’à mon sens il eût mieux valu étendre ce travail de repérage jusqu’au Québec, en passant par la Suisse et la Belgique, soit dans l’espace francophone.
L’ouvrage est composé de quatre parties thématiques, plus une conclusion. On passe de «Vampires sorcières et maisons hantées» à «Soupçons de folie» puis aux amours cruels, et enfin aux tendres chérubins. C’est un choix qui se défend, même si, à la lecture, les frontières semblent s’estomper. Devant un tel éventail de possibles on peut chercher un point commun et il est banal : ces textes relèvent presque tous d’une narration discursive, du telling disent les anglo-saxons – partisans du showing, des images.
Il me reste donc à picorer, et à présenter les textes qui me paraissent les plus marquants. J’ai beaucoup aimé «Ghost Town Blues» – et je présume que cela a plu ou plaira beaucoup à Poppy Z Brite. Une sorte de «conte de la fée verte» apocryphe. S. Cixous et M. Papoz ont écrit «Les Oubliés de San Cristobal» dont le thème n’est pas d’une folle originalité, mais qui tient bien la route, par des dialogues assez bien venus (c’est assez rare). G. Millet propose avec «énigmes» un texte curieux et fascinant dans une prose qui renvoie par certains aspects au «nouveau roman». Alain Delbe, avec «Momie blues» offre une belle page de nécrophilie fantasmée. J.-M. Calvez offre une rencontre poétique avec «L’éternel été ou le songe dans la clairière». B. Jurth avec «Femme que je vénère, femme que je maudis» imagine une jolie variante érotique au texte de Marcel Schwob, «Les Sans gueule».
J’ignore si ce sont là les futurs maîtres français de la terreur. Ce que l’on peut dire c’est que les présentateurs ont suscité quelques textes qui valent le détour, et permis à d’autres auteurs, dont les textes sont moins prenants – au moins pour moi – de faire leurs premières armes et de recevoir leurs premières critiques. Un recueil plein de promesses contenant de belles pépites.
Roger BOZZETTO
Scott Mackay
Outpost
New York, Tor, 1998, 349 p.
Une jeune fille émerge d’une longue stupeur dans une étrange prison sur une planète éclairée par une étoile double. Depuis des années, elle rêve au meurtre qu’elle a commis et qui lui a valu cet exil… Mais n’est-elle pas née dans cette prison dont les machines vieillissent et se cassent ?
Les souvenirs de Felicitas lui reviennent petit à petit. En même temps, elle visite en rêve un uomolupo, un homme-loup qui essaie de communiquer avec elle. Mais ne s’agit-il pas d’un de leurs geôliers ? Et s’agit-il bien d’un rêve ? Quand elle se réveille, de plus en plus lucide, elle se joint au groupe de Piero, qui prépare une évasion massive.
Car ils ne restent bientôt que les hauts murs de la prison pour les empêcher de partir. Toutes les machines sont mortes… Mais c’est alors que d’autres prisonniers, jamais sortis de la stupeur entretenue par les appareils hypnotiques, se révoltent contre les rebelles de Piero. Leur chef est Maritano, épris de Felicitas à l’origine, puis tombé sous le joug d’un implant des uominilupi.
L’évasion de Piero et de ses compagnons se fera en fin de compte dans le désordre, alors que les implacables successeurs des uominilupi d’antan débarquent, des soldati mécaniques, tandis que les zombies de Maritano les prennent en chasse. Piero et Felicitas atteignent une ville fondée par une première vague d’évadés, mais la jeune fille se rend vite compte que l’uomo-lupo de ses visions a toujours besoin d’elle…
Mackay signe ici son premier roman, une aventure poétique narrée sur un ton très personnel. Felicitas est le type même de l’héroïne de science-fiction qui se réveille dans un monde où il est important de poser les bonnes questions pour découvrir la vérité. La simplicité de ton adaptée par Mackay convient parfaitement à la situation de Felicitas et à son apprentissage de la liberté. Les amateurs d’une science-fiction plus subtile, voire plus intime, devraient aimer Outpost pour son atmosphère et sa délicatesse psychologique. [JLT]
Joe Haldeman
Forever Peace
New York, Ace, 1998, 351 p.
De par son titre, ce livre se présente comme une suite à The Forever War, mais, comme le précise l’auteur dans un avertissement, il s’agit surtout pour lui d’examiner les problèmes soulevés dans le premier livre, paru en 1975, sous un angle différent. De fait, le futur décrit dans Forever Peace n’a rien à voir avec le scénario de The Forever War.
L’Occident a profité de l’invention des nanoforges, qui ont bouleversé l’économie, et les pays de l’Alliance se retrouvent aux prises avec la rébellion Ngumi, dont les foyers principaux sont en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, tous privés de nanoforges. La guerre est menée par procuration : des cybersoldats animent, à des kilomètres de distance, des robots de guerre.
Julian Class est au nombre des soldats recrutés pour faire la guerre. La prise neurale qui permet de télécommander des robots meurtriers entraîne aussi la fusion mentale de tous les membres de l’escouade qu’il dirige. Elle est d’ailleurs convoitée par certains pour ces mêmes possibilités. Mais lorsque l’amante de Class, la physicienne Blaze Harding, se fait implanter une prise neurale, la magie n’opère pas.
Familier de la sauvagerie de la nouvelle cyberguerre, Class devra cependant faire face à une fin du monde annoncée et assumer la responsabilité d’une mort particulièrement culpabilisante avant de se détacher de son rôle. La révélation d’un effet jusqu’alors tenu secret des prises neurales incite Class et Harding à se joindre à un effort désespéré pour faire la paix et éviter la fin du monde.
Haldeman traite du problème de la paix et de la guerre sous toutes ses coutures : économiques, politiques, psychologiques et religieuses. Il signe un roman prenant, dont la structure peut sembler un peu brinquebalante, mais le mérite du livre, c’est de présenter un scénario plausible qui force toute l’humanité à choisir entre la paix éternelle et la destruction. [JLT]
John Barnes
Earth Made of Glass
New York, Tor, 1998, 416 p.
Dans le numéro de mars 1990 d’Analog, Barnes avait signé un article fascinant, du moins pour les matheux parmi nous, sur la projection dans le futur de modèles de sociétés interstellaires. Détenteur de diplômes en économie et sciences politiques, Barnes était tout désigné pour mettre en équations divers scénarios afin de trouver celui qui conviendrait le mieux à son roman en projet. La démarche pouvait paraître gratuite, voire stérile : une histoire du futur accouchée par un tableur?
En 1992, les amateurs ont pu juger du résultat dans le roman A Million Open Doors, un tour de force qui renouvelait le thème de la société interstellaire multiculturelle exploré par des auteurs comme H. Beam Piper et Poul Anderson. Le protagoniste, Giraut Leones, était un fleuron de la culture néo-occitane d’une colonie lointaine au moment de la découverte par l’humanité d’un mode de déplacement instantané. Les mille cultures éparpillées sur les colonies de la Terre étaient dès lors condamnées à se redécouvrir et à se faire assimiler par la culture dominante de la Terre. Exilé volontaire sur le monde de Nansen, Giraut allait découvrir l’amour, la maturité et une culture radicalement étrangère à la sienne.
Dans Earth Made of Glass, le lecteur retrouve Giraut Leones et sa femme des années plus tard, alors qu’ils sont maintenant employés par le gouvernement de tous les mondes humains. Ils sont envoyés sur une colonie qui vient de sortir de son isolement et qui est déchirée par de vieilles haines opposant une société néo-tamoule et une culture néo-maya. Le récit des efforts de Giraut et de ses amis pour conjurer un désastre appréhendé est prenant, mais les sociétés du monde de Briand ne sont pas aussi convaincantes que celles du roman précédent. Paradoxalement, puisque Barnes prêchait le contraire dans son article en 1990, il tend à postuler des sociétés pratiquement figées depuis la colonisation initiale. Une fois de temps en temps, d’accord. Mais que toutes les cultures dépeintes par Barnes aient suivi à la lettre les prescriptions de leurs fondateurs, cela finit par sembler beaucoup trop commode.
De plus, l’auteur traite le conflit inter-ethnique de Briand comme quelque chose d’insoluble et d’irrémédiablement étranger à la culture consensuelle de la Terre. Ce point de vue peut apparaître comme particulièrement étatsunien, surtout lorsque la culture dominante est manifestement destinée à l’emporter sur toutes les autres.
Le dénouement met l’accent sur le double aveuglement de Giraut, qui n’a pas deviné les infidélités de sa femme et qui n’a pas pressenti les préparatifs belliqueux des Tamouls et Mayas de Briand. La conclusion du conflit peut également sembler artificielle, comme si l’auteur avait opté pour une démonstration schématique et non pour une résolution organique. Barnes n’en reste pas moins un maître du choc des cultures et de la plongée abrupte au coeur de mondes denses et exotiques. Les amateurs de dépaysement ne seront sans doute pas déçus, mais il ne faut surtout pas s’attendre à un roman léger ou particulièrement réjouissant. [JLT]
Fiona Patton
The Granite Shield
New York, DAW, 1999, 512 p.
Fiona Patton est une nouvelle auteure canadienne qui vient de signer le troisième volume d’une série de fantasy assez classique dans sa conception. Comme dans certains livres de Guy Gavriel Kay, les lieux sont des reflets à peine déformés de pays connus. Ici, c’est la Grande-Bretagne qui sert de modèle à l’île déchirée entre deux pays en guerre, le Gwyneth et le Branion, ainsi qu’entre deux religions, le culte de la Flamme vivante entretenu au Gwyneth et le culte du dieu Esus qui s’est imposé au Branion. Le contexte est médiéval, comme de juste dans la fantasy de ce type.
Si j’ai bien compris, chaque volume de la série est essentiellement indépendant. Dans ce livre, Rhys est l’héritier des sectateurs de la Flamme vivante et, tout enfant, il est déterminé à reconquérir le Branion livré à l’adoration d’Esus. Avec l’aide de son demi-frère, il va participer à la guerre préparée depuis sa naissance et qui va connaître plusieurs épisodes d’une grande violence.
L’auteure doit travailler dur pour justifier les trêves et délais qui permettent à Rhys d’atteindre l’âge d’homme, mais l’action est assez intense pour nous faire oublier les acrobaties et contorsions de l’intrigue. L’humeur souvent cruelle et sans pitié des protagonistes a quelque chose de profondément authentique dans le cadre de cet univers où les humains sont souvent les pions des dieux qui s’affrontent dans leur propre monde. Cet aspect implacable de la narration ainsi que l’ambiguïté fondamentale des personnages sont les principaux atouts du roman de Patton.
Bref, il s’agit d’un livre de fantasy qui ne révolutionne rien, qui est bien raconté même s’il est plutôt dépourvu d’humour, et qui devrait plaire à ceux qui cherchent une nouvelle série de fantasy pour occuper leurs loisirs. [JLT]
Robert J. Sawyer
Factoring Humanity
New York, Tor, 1998, 350 p.
Depuis plusieurs années, après l’interlude de la trilogie des Quintaglio, l’auteur canadien Robert J. Sawyer aligne des romans coulés plus ou moins dans le même moule : jaillissement d’idées en prise sur l’actualité technique ou scientifique, personnages aux prises avec des problèmes familiaux ou conjugaux, intrigue carrée sans fioritures. à l’occasion, l’action est projetée dans un futur ou un passé lointain (Starplex, End of an Era), mais le lien avec notre présent – et souvent, plus précisément, avec les décors torontois qu’affectionne l’auteur – n’est jamais rompu.
La recette est efficace et il faut la scruter avec attention pour s’apercevoir qu’elle correspond à une tentative de réinvention de la science-fiction. En effet, Saywer a adopté un style plat, transparent, qui lui permet d’expliquer ab ovo les différents ressorts scientifiques de ses romans. Dans Factoring Humanity, il aborde la factorisation des nombres premiers, les ordinateurs quantiques, la géométrie en quatre dimensions et la nature quantique de la conscience. Le résultat est toujours accessible et il ne fait jamais référence à l’emploi précédent d’idées semblables. Ainsi, l’histoire transcende les frontières du genre en essayant clairement d’appâter le public des technothrillers et des intrigues domestiques.
De plus, Sawyer opte souvent pour un dénouement heureux, comme dans ce roman qui se conclut sur une apocalypse typiquement canadienne – puisque le monde entier se convertit à la gentillesse, à la générosité et à la courtoisie. (Comme dans le roman de Haldeman, Forever Peace, la fin de la violence et des guerres passe par l’apprentissage de l’empathie.) Si cette vision n’est pas dénuée de naïveté, elle tranche carrément sur les rêves américains d’une transcendance purement technologique. Là où Haldeman s’attache à expliciter les soubassements techniques, économiques et politiques de la métamorphose qu’il décrit, Sawyer est plus court, et plutôt mystique.
Dans Factoring Humanity, les personnages principaux sont Kyle Graves et Heather Davis, mari et femme depuis le début de leurs études à l’Université de Toronto. Lorsque leur plus jeune fille accuse Kyle de l’avoir agressée sexuellement, leur vie de couple déjà en panne bascule pour de bon. D’ailleurs, les problèmes s’accumulent aussi dans la vie professionnelle de chacun des chercheurs. Le message extra-terrestre que Heather étudiait depuis des années prend fin abruptement, sans jamais avoir été déchiffré. Et le prototype d’un ordinateur quantique construit par Kyle Graves ne fonctionne pas comme il devrait, tout en attirant des gens qu’effraie le succès possible de Kyle et qui sont prêts à tout pour l’arrêter.
Les ficelles de l’intrigue sont parfois un peu grosses et ce ne sont pas toutes les idées abordées par Sawyer qui concourent à la résolution de l’intrigue. Toutefois, si le résultat manque d’élégance et d’efficacité, les péripéties sont toujours intrigantes. Sawyer a le don de tirer les conséquences les plus stimulantes des idées qu’il inclut dans un livre et de les relier les unes aux autres. En fin de compte, le contact avec les extraterrestres combine la promesse de la fraternité des intelligences organiques et la menace d’intelligences entièrement étrangères. Bref, si vous aimez les romans bourrés d’idées et les personnages attachants en dépit de leur raideur toute canadienne, vous aimerez sans doute ce roman de Sawyer. [JLT]
David Brin
Heaven’s Reach
New York, Bantam Spectra, 1999, 557 p.
à ne manquer sous aucun prétexte si vous êtes un amateur de space-opéra ! Lorsqu’il avait signé Startide Rising en 1983, Brin avait révolutionné nos conceptions de la place potentielle des humains dans une galaxie déjà habitée. Sans pour autant négliger d’offrir une intrigue palpitante, il avait conçu un système cohérent qui tenait compte de facteurs – comme les manipulations génétiques et l’épuisement écologique des planètes habitées – qui sapaient les bases mêmes des anciens romans de space-opéra.
Ce livre met donc un terme à une série déjà vieille. Brin ne fournit pas les réponses à toutes les questions soulevées par les livres précédents, mais il satisfait néanmoins pleinement la curiosité des lecteurs. Les révélations se succèdent et Brin approfondit notre connaissance de l’univers qu’il a mis en place. Cette fois, c’est dans le domaine de l’astronomie que l’auteur nous réserve des surprises…
Pendant ce temps, les épreuves s’accumulent pour les fuyards terriens rencontrés dans Startide Rising et les survivants de Jijo mis en scène dans Brightness Reef et Infinity’s Shore. En proie à des inimitiés implacables, les uns et les autres doivent compter autant sur leur chance que sur leur ingéniosité. C’est d’ailleurs la persévérance des personnages humains, jamais à bout de ressource, qui nous les rend sympathiques.
C’est cependant le vaste panorama d’une société multigalactique qui restera sans doute dans les mémoires. Heaven’s Reach se lit d’une traite et lorsque les lecteurs essoufflés toucheront au but en même temps que les voyageurs de Brin, ils auront connu une odyssée d’envergure mythique et pourront dire : «Heureux qui, comme Ulysse…»
Jean-Louis TRUDEL
Mise à jour: Septembre 2000 –