Lectures 143
Exclusif au supplément Web (Adobe, 1546Kb) de Solaris 143, automne 2002
Michael Bishop
Requiem pour Philip K. Dick
Paris, Folio (SF 86), 2002, 514 p.
Michael Bishop est un auteur peu traduit – non, je ne nommerai pas ceux que je considère comme trop traduit -, voire ignoré par l’édition française, et il aura fallu attendre une décennie (parution originale en 1987, traduction française dans la collection Présences, chez Denoël, en 1997) avant que ne soit disponible Requiem pour Philip K. Dick, son hommage personnel à celui que plusieurs considèrent pourtant comme l’auteur le plus déterminant de la SF étatsunienne en France, et un autre cinq ans avant que le dit hommage romancé ne soit disponible pour le commun des mortels francophones qui n’avait pas les moyens d’acheter le grand format.
Bref, quinze ans après sa parution, qu’en est-il de cet univers parallèle dans lequel les états-Unis ont remporté brillamment la guerre du Vietnam, Richard Nixon, dit Richard 1er, savoure son quatrième mandat présidentiel, il existe une base lunaire et Philip K. Dick, qui vient de mourir en cette année 1982, était un auteur réputé de littérature générale avant de se fourvoyer dans la SF ? Eh bien, disons-le tout net, pour un lecteur ou une lectrice qui a connu la dite période de son vivant et, plus particulièrement, lors de son adolescence, l’ensemble n’a pas pris une ride.
Michael Bishop est un auteur brillant, qu’on le sache, et ce n’est pas parce que ce n’est que le troisième de ses quelque vingt romans à paraître en français qu’il faille croire que l’homme a succombé à la facilité en s’emparant du personnage de Dick. Pas du tout ! Requiem pour Philip K. Dick est un roman qui offre plusieurs niveaux de lecture, tous plus intéressants les uns que les autres.
Il y a d’abord l’uchronie pure et simple, qui est intelligente, bien développée et, en ces temps de paranoïa antiterroristes post 11 septembre 2001, particulièrement troublante. Rappelons-nous que Nixon était un personnage important du maccarthysme, époque peu glorieuse de pure paranoïa communiste chez nos voisins du Sud. Puis il y a le retournement complet de la situation réelle de Dick par rapport à notre réalité. D’auteur SF plutôt impopulaire dans son propre pays et de plusieurs manuscrits réalistes non publiés, voici l’homme devenu un auteur littéraire obscur, mais bien coté, qui a sombré par après dans la science- fiction, ce qui lui a valu les foudres de l’état et la non-publication de ces manuscrits de science-fiction. Ensuite, et preuve que Bishop connaît extrêmement bien l’œuvre et la manière de Dick, il y a l’histoire proprement dite, celle de Cal Pickford, un homme ordinaire qui travaille dans une animalerie, et celle de sa femme, une psychologue. Tous deux seront graduellement entraînés – à leur corps défendant, bien entendu – dans le grand et fou tourbillon paranoïaque des puissants du moment, Richard Nixon en tête. Enfin, et c’est peut-être à ce niveau que certains lecteurs auront le plus de difficulté à s’y retrouver, Bishop nous offre un Philip K. Dick désincarné, un fantôme aux connaissances étranges dont la principale mission semble d’exorciser le Président des états-Unis, mais peut-être aussi de ramener la trame de cet univers vers une réalité qui n’est pas celle à laquelle rêvent les principaux protagonistes du roman, et encore moins vers la réalité du lecteur ou de la lectrice. Ce qui nous donne un final passablement… décoiffant, dirons-nous, dont je ne vous dis pas plus afin de ne pas déflorer votre plaisir. Ou votre ahurissement final !
Une lecture qui, à certains moments, n’est certes pas facile et qui demande quelques pré-requis, mais qui nous rappelle que la science-fiction, c’est aussi ça, c’est-à-dire un lieu de liberté totale pour les esprits subversifs.
Jean PETTIGREW
Roland Wagner
Babaluma
Nantes, L’Atalante, 2002, 411 p.
Cette nouvelle livraison de la série des Futurs Mystères de Paris poursuit sur la lancée amorcée par l’auteur depuis quelques livres. Tem, le détective transparent, retrouve presque tous ses amis et collaborateurs dans une aventure qui le ramène au mystère central de l’événement qui a sonné le glas du vingtième siècle – l’intrusion de la psychosphère dans la réalité quotidienne lors d’une Terreur dont le nom n’est sans doute pas un hasard. Réminiscence historique ou non, le caractère révolutionnaire de cette Terreur trace la ligne entre l’avant et l’après du futur imaginé par l’auteur, entre l’Ancien Régime et le Nouveau.
Embarqué dans une enquête éclair pour identifier le père véritable de son ami Ramirez, Tem tombe dans une vaste chausse-trappe du nom de Plessis- Robinson, une banlieue parisienne qui est le bastion de puissances hostiles où vont se croiser allègrement des archétypes incarnés, des fantomas plus serviables qu’à l’habitude et le renfort de choc des amis du détective. Et beaucoup de chats et chatons… Le résultat est assez bordélique (la preuve étant qu’une certaine chatte a du mal à y retrouver ses petits, si si !), hésitant entre le grand affrontement pyrotechnique d’une fin en apothéose et quelque chose de plus carnavalesque, avant d’opter pour une combinaison des deux, assaisonnée des déductions d’un détective dont les talents de compréhension sont mis à rude épreuve par cet embrouillamini.
Ce faisant, Wagner abat un peu plus son jeu. En effet, en se réclamant explicitement des Mystères de Paris d’abord explorés par Sue, puis déclinés par Léo Malet à raison d’un roman par arrondissement, l’auteur pouvait s’inspirer au départ de deux modèles potentiels.
Le roman de Sue s’intéressait au Paris d’en bas en pratiquant une section transversale des classes sociales d’alors, sans toujours se borner à Paris proprement dit. Les romans de Malet se promenaient plus exclusivement dans Paname, en illuminant la variété des milieux sociaux, ethniques, idéologiques et professionnels de la ville de son époque. Si les romans de Malet sont plus riches et sans leur nier un point de vue affirmé, il leur manque l’unité du projet apparent des Mystères de Paris de Sue.
Or, Wagner semble avoir clairement opté pour autre chose qu’une simple exploration des secrets et bizarreries de son futur Paris. Tout d’abord, de livre en livre, il sort de plus en plus de la ville proprement dite. Ainsi, l’action de ce roman se passe presque entièrement au Plessis-Robinson. Ensuite, après avoir esquissé les grands traits d’une société transformée essentiellement pour le mieux dans les premières aventures de Tem, Wagner délaisse de plus en plus cet aspect de son monde pour en révéler plutôt les aberrations et les dessous sordides. Même si ce n’était peut-être pas dans son intention initiale, il échafaude progressivement un schéma susceptible d’englober et d’éclairer tout ce qui est arrivé à son détective au borsalino vert fluo, Temple Sacré de l’Aube Radieuse, depuis le premier livre.
En même temps, Wagner exploite un matériau plus personnel, tiré en partie de ses œuvres antérieures, en partie de son vécu, dont il fait le substrat mythique des Futurs Mystères de Paris. Ce travail intertextuel crée du coup plusieurs catégories de lecteurs, j’en ai l’impression.
Il y a ceux qui seront conscients, à des degrés divers, de la part d’autofiction dans ce livre-ci et de la projection de l’auteur dans son propre ouvrage. Il faut toutefois souligner qu’au bout du compte, l’auteur seul serait en mesure de démêler le vrai du faux : pour tous les lecteurs, y compris ceux qui connaissent l’œuvre de Wagner sur le bout des doigts, je crois qu’il reste un espace d’incertitude d’où surgit précisément la fiction. Ceux-ci, à tout le moins, peuvent se faire une idée plus ou moins nette de la richesse des liens tissés par l’auteur et de l’habileté de son jeu avec le réel.
Et puis, il y a les autres lecteurs, qui risquent de voir dans cet échafaudage extrêmement complexe des complications inutiles, qui confèrent à l’ouvrage une épaisseur certaine, mais au détriment de la clarté de la lecture.
Pour les uns et les autres, il reste toujours le ton particulier à Wagner, son humour, sa fantaisie, son sens de l’invention. Toutefois, peut-être parce que l’imbrication du réel avec la fiction aurait guidé ce livre-ci plus que les autres, il m’a semblé qu’il y subsistait moins de place pour l’invention propre à l’auteur. De plus, les trous béants d’une intrigue clairement chorégraphiée pour aboutir à l’affrontement grandiose de la conclusion sont expliqués par l’intervention de puissances qui ont tiré les ficelles dans les coulisses, fort commodément pour l’auteur.
Malheureusement, la ficelle est un peu voyante…
En somme, il s’agit d’un «Futur mystère de Paris» fidèle à lui-même, mais un peu en dessous de ce à quoi la série nous avait habitués. On peut espérer que l’auteur, s’étant ménagé une pause pour régler quelque chose qui lui tenait à cœur, va repartir du bon pied.
La révélation finale est, après tout, assez costaude pour laisser présager des étincelles…
Jean-Louis TRUDEL
Mise à jour: Septembre 2002 –