Lectures 148
par Jean-Louis TRUDEL, Daniel JETTé et Roger BOZZETTO
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 058Ko) de Solaris 148, Hiver 2004
éric Hossan et Bruno Leydet
Cité Parfaite
Marseille, Autres Temps, 2000, 141 p.
Les bonnes intentions ne suffisent pas à faire de bons livres. Mais elles ne font pas nécessairement de mauvais livres non plus.
Ce roman de politique-fiction se passe en 2073, soixante ans après la prise du pouvoir à Marseille par une Coalition Parfaitiste. La ville a été divisée en trois : le Ghetto, le Souk et la Cité Parfaite, cette dernière drainant toutes les ressources du pouvoir et de la richesse. La Coalition Parfaitiste s’est cantonnée dans la Cité Parfaite, devenant le Parti Unique qui n’a plus jamais perdu d’élections.
Malgré la date, il s’agit d’un futur de pure convention. Le sort du monde hors de Marseille est bien vague et la révolution politique est le seul changement qui compte. Tout ce qui est signalé en fait d’innovations techniques, ce sont les véhicules aériens (aérobus, navettes dites «overground»), des écrans géants dispersés dans la Cité Parfaite afin de diffuser des annonces (et de filmer les environs) et une puce télésensorielle qui dote son porteur de capacités télépathiques (pour faciliter une trahison). Il est amusant de songer que les deux premiers éléments apparaissaient déjà dans la SF de Robida et Wells il y a un siècle…
Bref, l’intérêt du livre est entièrement contenu dans son intrigue à teneur politique. Ici, la politique-fiction frise l’allégorie, la fable ou le roman à clé – au choix. Tout tourne autour du combat électoral qu’un candidat issu du Ghetto va livrer pour la première fois à la candidate du Parti Unique.
Karim Angélis, le candidat de la Tri Unité, veut réunifier la ville et abolir le régime vaguement fasciste du Parti Unique. Il est épaulé par deux dissidents de Cité Parfaite, un prof universitaire tombé en disgrâce et un playboy qui a une vieille dent contre le régime. La candidate du Parti Unique, Julie de Pingret, est épaulée par deux âmes damnées, Deville et Cruz. De coup fourré en coup fourré, la lutte électorale vire bientôt à l’affrontement à peine déguisé.
Bonnes intentions à part, la narration évite le pire, même si les deux auteurs sont des novices dont le style est purement utilitaire, tandis que leurs personnages sont plutôt schématiques et un brin discoureurs. Néanmoins, Hossan et Leydet s’épargnent certaines naïvetés, se montrent fins psychologues à deux ou trois reprises et réservent aux lecteurs au moins un coup de théâtre de bon aloi. Les autres péripéties sont assez convenues, mais, dans un cadre aussi restreint, il était difficile de renouveler le genre.
Somme toute, il s’agit d’un thriller mineur qui n’aurait pas détonné dans l’ancien Fleuve Noir Anticipation. à moins d’être féru de politique-fiction française, toutefois, ce n’est pas un ouvrage que l’on recherchera à tout prix et il n’est lisible, évidemment, que pour les lecteurs qui partagent peu ou prou les opinions des auteurs. [JLT]
Olivier Paquet
Structura Maxima
Paris, Flammarion (Imagine), 2003, 361 p.
Voici un des romans de SF française les plus substantiels à sortir depuis un moment. Non seulement il se distingue par sa création d’un monde plutôt original, mais il n’est pas dépourvu d’intention.
La comparaison de Structura Maxima et de Cité parfaite illustre la différence entre un ouvrage engagé et une allégorie. Dans Cité parfaite, les camps en présence sont assimilables à des forces déjà présentes sur le terrain français. Sous le déguisement sciencefictif, ce sont les enjeux de la réalité contemporaine des auteurs qui l’emportent. En revanche, Structura Maxima donne la préséance aux enjeux propres au monde que l’auteur invente, tout en articulant un plaidoyer contre la guerre, le fanatisme religieux et les déchirements intestins.
En effet, la société de la Structure est tiraillée entre deux pôles extrêmes. D’une part, il y a la Vapeur, une communauté d’hommes et de femmes voués à l’alimentation en énergie de la Structure grâce à leur maîtrise du magma et de l’exploitation de la vapeur géothermale. D’autre part, il y a le groupe choisi des Poutrelliers, ouvriers des hauteurs qui œuvrent à l’entretien et au maintien des éléments structurels. Entre les deux, il y a toute une population qui vit au jour le jour et fait sa part pour la survie de tous.
La Structure est une ville fermée, et renfermée sur elle-même depuis des générations, dont l’origine se perd dans l’incertitude en l’absence de documents. Elle est constituée de niveaux habités superposés, ouverts sur un vide central et reliés par des transports en commun, des conduites de vapeur, une rivière… Elle compte aussi des niveaux agricoles et forestiers, ainsi que des parcs, des écoles et des églises.
Les villes sous globe sont loin d’être nouvelles en SF, mais la Structure se distingue par sa culture s’enracinant dans des textes fondateurs du futurisme italien. (Les titres des chapitres sont d’ailleurs carrément en italien.) Les Vapeuriers sont rationnels, des partisans de la science et de la technique. Les Poutrelliers sont mystiques et fatalistes, de fervents croyants en Valladolis, la divinité qui serait à l’origine du monde.
L’intrigue se noue au moment où Jehan, le fils de Victor Mégare, Grand Maître de la Vapeur, doit choisir son destin. Son père, grièvement blessé dans un accident qui pourrait être un attentat, est en train de perdre l’autorité qui lui permettait de contrôler les extrémistes de la Vapeur. Dans les hauteurs, Cesare, le Grand Maître des Poutrelles, risque lui aussi d’être dépassé par ses propres fanatiques. Car il est question de passer outre la sacro-sainte Paroi pour continuer à exploiter des mines qui s’épuisent. Et peut-être découvrir ce qu’il y a à l’extérieur, ce qui serait expressément contraire à la volonté de Valladolis telle qu’interprétée par les Poutrelliers… La situation est tendue et une étincelle pourrait mettre le feu aux poudres.
En fait, c’est beaucoup plus qu’une étincelle qui va endeuiller la communauté de la Vapeur et déclencher un conflit sanglant. Jehan joue un rôle déterminant dans la transformation de cet affrontement et sa conclusion, mais il ne sera pas le seul à empêcher que les plans des fauteurs de guerre se déroulent comme prévu. La Structure va devoir s’ouvrir un peu plus au monde.
Pendant longtemps, le modèle de référence de la science-fiction en France a été la science-fiction étatsunienne. Certes, une partie de la science-fiction française a suivi sa propre évolution, puisant son inspiration auprès des poètes et auteurs symbolistes du dix-neuvième siècle, des courants surréalistes du vingtième et d’auteurs tels Saint-Exupéry, Supervielle ou Boris Vian. Cependant, ces deux dernières décennies, la SF anglo-saxonne est revenue à la charge : le cyberpunk et le steampunk ont marqué les auteurs francophones, parfois plus fortement ou durablement que dans leur contexte d’origine.
Structura Maxima révèle un changement de cap. Le roman est placé sous le double signe du futurisme italien (du manifeste de Marinetti à l’architecture de Sant’Elia) et… du dessin animé japonais. Si la génération précédente des auteurs français s’est placée sous le signe de poètes comme Rimbaud (Colette Fayard née en 1938, Élisabeth Vonarburg née en 1947), Olivier Paquet appartient à une génération plus portée à se tourner vers les mouvements poétiques de l’aube du vingtième siècle : futurisme, dadaïsme, expressionnisme…
Quant à la référence japonaise, elle apparaît clairement dans les renvois à des films récents tel Princesse Mononoke. à un point tel que l’impression de déjà-vu peut gêner par moments. De plus, l’influence japonaise introduit des interférences avec la stricte logique. L’animisme fantastique assez fréquent dans la fiction japonaise, exige une présence naturelle dans le monde métallique qu’est la Structure. Or, ni la meute de loups qui hante un niveau forestier ni le cerf-cheval qui occupe l’écurie du chef de la Vapeur depuis des années ne sont très convaincants. Le roman y gagne une certaine ambiance fantastique, confirmée par des personnages aux performances parfois surhumaines.
De même, les conflits de loyauté et les rivalités factionnelles qui charpentent bien des histoires japonaises se voient ici nappées d’une sauce plus cartésienne et le résultat de cette hybridation ne doit qu’à la véhémence des imprécations de Jehan de passer la rampe.
Ce style incantatoire adopté par l’auteur, dans la droite ligne des manifestes futuristes, confère un ton fascinant au roman et il compense pour un certain manque de fluidité de la narration. L’auteur aligne des scènes qui sont des morceaux de bravoure, mais dont l’intégration avec le reste de l’histoire est parfois hasardeuse. Ainsi, les affrontements armés mettent aux prises des soldats équipés d’épées ou de mousquets rudimentaires. Dans un monde qui dispose par ailleurs de caméras et de la vidéovision, ceci ne convainc pas, malgré les explications de l’auteur.
Par contre, le souffle de l’épopée passe sur ce roman qui décrit une guerre de ses prémisses jusqu’à son dernier acte, sans omettre boucherie, haine et stupidité. Le tout bouleversant le monde que l’auteur a si amoureusement créé. Les personnages sont nombreux (peut-être un peu trop), contrastés et issus de milieux variés. Tous ou presque échappent aux types de la fiction populaire. Les rebondissements de l’intrigue sont bien amenés, même si certains dénouements sont vite évacués ou un tantinet familiers. L’élan d’ouverture des habitants de la Structure a ses limites, car ils choisissent de rester à l’intérieur de la Structura Maxima. Seul Jehan apprend ce qu’il y a au-delà de la ville et son choix de garder la vérité pour lui introduit une note dissonnante dans la conclusion du roman.
Bref, Structura Maxima est un roman ample et ambitieux, qui a parfois les défauts de ses qualités, mais qui vaut le détour pour l’audace de ses fusions et la maîtrise du jeune auteur.
Jean-Louis TRUDEL
Pierre Bordage
Griots Célestes 1
Qui-vient-du-bruit
Nantes, L’Atalante (La Dentelle du Cygne), 2002, 412 p.
Ce roman, premier d’une trilogie annoncée, est un clone, à moins qu’il n’ait simplement la malchance de ne pas être le premier du genre. On y trouve plein de bonnes idées et des décors extraterrestres fascinants, dont chacun pourrait faire l’objet d’un roman au complet. Pierre Bordage est un créateur de mythes. à l’instar de Jack Vance, ses civilisations sont brillamment imaginées, l’ironie en moins. Ses visions sont aussi spectaculaires que celles de Larry Niven dans The Integral Trees ou de Hal Clement dans Mission of Gravity (traduit en français sous le titre de Question de poids).
Les personnages sont plutôt intéressants comme ce Seke, espèce de Mowgli du futur qui fut recueilli et élevé par les Skadje, qui n’ont rien d’humain ; ou Marmat Tchalé, griot céleste, accablé d’une tristesse perpétuelle et qui voyage d’un monde à l’autre pour servir de mémoire historique à l’humanité. Car chacune des colonies s’est retrouvée coupée des autres depuis que l’ancienne technologie du voyage spatial s’est perdue. Tchalé se sacrifie, il fait toujours son devoir, mais uniquement par obligation morale parce qu’en réalité le désir de mourir se love au fond de lui. Il y a aussi l’Anquiz, une force peut-être démoniaque, certainement nihiliste en tout cas, qui a ses adorateurs sur toutes les planètes. Elle s’oppose à la Chaldria, la force universelle des griots qui leur permet de voyager d’un monde à l’autre instantanément, de leur point de vue du moins, car pour les habitants de ces planètes, plusieurs siècles s’écoulent entre chaque visitation. Ceux qui sont esclaves de l’Anquiz ont pour mission de tuer les griots.
Un peu manichéen ? Certes, mais pas sur un mode simpliste à la George Lucas. Ainsi que le laisse entendre la fin, l’Anquiz se dissimule possiblement sous l’apparence de fidèles serviteurs de la Chaldria.
Qui-vient-du-bruit contient comme on peut le voir un certain nombre de thèmes et d’idées captivantes. Je trouvais entre autres assez sympathiques le discours de Tchalé aux pages 84 et suivantes et j’éprouvais un certain attachement envers les personnages. En principe, j’aurais bien aimé savoir ce qui leur arrivera dans les romans qui suivront, mais j’ai eu tellement de peine à terminer ce livre que ce serait trop me demander que d’entreprendre la lecture du deuxième.
Qu’est-ce qui ne marche pas? Difficile à dire. J’ai deux explications possibles à proposer. D’abord, bien que Pierre Bordage ait une écriture très recherchée, élégante et poétique tout en demeurant compréhensible pour le commun des mortels, je trouve cependant qu’il donne trop d’explications, cela ne bouge pas assez vite. Deuxièmement, et j’en reviens à l’idée du clone, en lisant ce roman, je ne pouvais m’empêcher de le comparer à Endymion de Dan Simmons. Dans les deux romans, on saute allègrement d’un monde à l’autre selon une méthode réservée à certains individus. évidemment, je reconnais que sans cette possibilité, il n’y aurait pas d’intrigue possible dans ce genre de space opera métaphysique. L’Anquiz lui, évoquait immanquablement pour moi le Technocentre. En plus, les pouvoirs dont dispose Seke laissent croire qu’il est probablement une figure messianique à la manière de l’héroïne d’ Endymion ou du Paul Muad’dib de Dune. Il se dégage donc de Qui-vient-du-bruit une impression de déjà-vu qui est à la limite du supportable. C’est un peu dommage, car Bordage n’est en rien inférieur à Simmons ; son tort est seulement de ne pas être le premier à nous offrir ce genre d’histoire.
Meilleure chance la prochaine fois.
Daniel JETTé
Mélanie Fazi
Trois Pépins du fruit des morts
Aix en Provence, Nestiveqnen, 2003, 208 p.
Mélanie Fazi nous offre ici son premier roman. Après une dizaine de nouvelles publiées dans diverses revues – dont «Mathilda», qui a obtenu en 2002 le prix Merlin après sa parution dans Douces et cruelles, une anthologie du Fleuve Noir (2001) – et de nombreuses traductions, elle rend perceptible la complexité de son univers par une composition à la dynamique perturbatrice.
Comme toujours chez cette auteure, le thème est présenté sous un angle original, inattendu, au point qu’au premier abord on se perd. Les frontières des genres acquièrent une porosité suspecte. D’ailleurs, on passe ici d’une vague histoire de fugue, puis de caprices d’adolescente en mal de puberté à une dimension totalement autre, celle qui tisse les trames des mythes. Ici, celui d’Hadès et de Perséphone recoupe les fantasmes de l’adolescente. Mais les dieux anciens ont perdu de leur lustre, de leurs pouvoirs, comme dans le Malpertuis de Jean Ray ou, plus récemment, American Gods de Neil Gaiman.
Le récit nous conduit d’un univers à l’autre sans contradictions, au moins pour la jeune fille. Il en va tout autrement pour la mère, qui voit son enfant disparaître, revenir, se taire, fuir de nouveau. Nous entrons dans les souvenirs ressassés des héroïnes que sont Krya (elle a changé de nom) et Annabelle (qui changera deux fois de nom). La déesse va perdre le peu de pouvoir qu’elle avait encore, l’adolescente prenant le contrôle de la situation. Elle va tenter de réussir ce que la déesse Demeter – nom qui compose le second prénom de sa mère – n’a pas achevé.
Un ouvrage troublant, dérangeant, passionnant. On peut s’y laisser aller au plaisir naïf d’une écriture charmeuse. On peut aussi tenter d’y lire une histoire – peut-être personnelle – sous jacente, à la façon des discours latents du rêve ; ou comme la voix d’un passé, écho d’une patrie grecque imaginaire dont seuls subsistent les mythes que l’écriture empêche de se dissoudre. Un premier roman d’une grande beauté. Amateurs de gore s’abstenir.
Roger BOZZETTO
Mise à jour: Décembre 2003 –