Lectures 158
par Roger Bozzetto, François Martin, Estelle Girard et Jean Pettigrew
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 613Ko) de Solaris 158, Printemps 2006
Jean-Pierre Andrevon
Le Monde enfin
Paris, Fleuve Noir, 2006, 490 p.
Il ne s’agit pas d’une fin du monde mais, comme pour La Mort de la Terre de Rosny aîné, de la quasi fin de l’humanité. Rosny prévoyait une fin lointaine et voyait le développement de nos successeurs les ferromagnétaux; tous les animaux, toutes les herbes mêmes, ayant disparu. Andrevon imagine à son tour la survenue de la luxuriance de la Nature retrouvée. Le monde est «enfin», dans sa splendeur, dans ses écosystèmes retrouvés, dans une liberté qu’il respire de toutes les feuilles de ses forêts, le monde est enfin débarrassé du genre humain, rapidement, par la grâce d’une pandémie.
Le roman est bâti selon la technique du montage parallèle entre une chevauchée qui n’a rien de fantastique, entreprise par un des derniers survivants qui a échappé à la catastrophe, et une foule d’événements liés à des trajets de personnes, dont les derniers couples éventuels. Le chevalier était l’objet d’une expérience, dans un laboratoire souterrain, et il se réveille quelques décennies plus tard. Une des èves éventuelles vivait dans une sorte de grotte et, par miracle, comme quelques survivants, elle s’est trouvé épargnée. D’autres ont été épargnés par une sorte de hasard. Une autre, Laurence, se retrouve en éthiopie, comme la fameuse Lucy chère aux Beatles, en compagnie d’un berger – anciennement docteur en astrophysique. Et ainsi de suite.
Ce ne sont pas les aspects techniques ou scientifiques, ni la vraisemblance des événements, qui font l’intérêt de ce roman. C’est, d’une part, que le rapport à la pandémie, décrite par ses effets, est proche de ce que nous fantasmons à propos de la grippe aviaire. D’autre part, le texte est empli de descriptions aussi suggestives que naïves concernant la nature retrouvée, et là on sent la jubilation d’Andrevon, même si quelque part il semble mélancolique à l’idée de voir ses personnages pris par la nécessité de devoir quitter ce monde, avec de simples bribes d’espoir pour un nouveau cycle. Referont-ils les mêmes trajets, s’embourberont-ils dans les mêmes ornières? Un ouvrage qui entraîne à la réflexion plus qu’à la rêverie, dans un décor très proche des cavaliers du Hussard sur le toit de Giono. Donc, un beau texte de SF.
Roger BOZZETTO
Thorne Smith
Ma femme est une sorcière
Rennes, Terre de brume (Terres fantastiques), 2005, 254 p.
Il aura fallu près de soixante-cinq ans pour que voie le jour Ma femme est une sorcière, la première traduction française du roman fantastique comique The Passionate Witch, de Thorne Smith. Resté inachevé à la mort de l’auteur, survenue en 1934, le roman fut complété par l’écrivain et journaliste américain Norman Matson. Paru en 1941, il devait être à l’origine du film I Married a Witch (1942),de René Clair, et de la célèbre série Ma sorcière bien-aimée (1964-1972). D’emblée, le lecteur oubliera toutefois les frémissements du nez d’Elizabeth Montgomery. En effet, la sorcière bourgeoise, espiègle et asexuée de la série télévisée est tout à l’opposé de celle mise en scène par Thorne Smith, féline, charnelle et diaboliquement perverse. Et comme le constatera son époux impuissant, Jennifer Broome (broom, balais…) sait user de ses charmes, même de ceux qui s’avèrent moins apparents…
Richissime et prétentieux homme d’affaires, T. Wallace Wooly Jr. mène à Warburton, petite ville de l’état de New York, une existence factice et morne. Veuf, père manquant d’une fille unique, il a un faible pour Betty Jackson, sa blonde secrétaire. Celle-ci lui voue un amour discret teinté d’une grande admiration. Ces sentiments sont sur le point d’être avoués lorsque M. Wooly, que les incendies fascinent, sauve d’un hôtel en flammes une ravissante jeune femme nue. En moins d’une semaine, Jennifer Broome bouleversera son existence, s’immisçant sournoisement dans les moindres recoins de son quotidien. D’abord partagé entre le dégoût et l’attirance, l’homme d’affaires épousera cette rescapée de l’incendie de l’hôtel Monroe, au grand désespoir de sa fille Sara, de sa secrétaire éplorée et de ses domestiques. Petit à petit, il lèvera le voile sur la vraie nature de la nouvelle Mme Wooly, avec qui il n’aura, somme toute, nulle envie d’accomplir son devoir conjugal. D’autant plus que les amusements nocturnes de celle-ci consistent à dévaler les murs de leur résidence, à chevaucher un bouc, à égorger des coqs de compétition et à dialoguer avec Rummy, la vieille jument de la famille! Bien vite, Wooly mettra tout en œuvre pour se défaire de l’emprise de sa charmeuse – et non charmante – épouse. Mais ne se débarrasse pas d’une sorcière qui veut!
Malgré son intrigue plutôt mince et l’absence de véritable suspense, Ma femme est une sorcière regorge de scènes hilarantes. à ce sujet, on ne peut que saluer le travail d’Anne-Sylvie Homassel, qui sut traduire et adapter – de façon généralement efficace – les nombreux calembours de l’œuvre originale (notons au passage qu’Yves Maurion avait publié, en 1946, une adaptation de The Passionate Witch qui s’était avérée désastreuse). étonnamment, la sorcière du titre est loin d’être le personnage le plus fascinant du roman. L’humour admirablement dosé et la noire ironie qui émerge de ce récit nous amènent à lui préférer, malgré son indicible sottise, ce pauvre M. Wooly, malheureuse victime de sa propre naïveté. La transformation qui s’opère chez ce protagoniste au fil du roman est d’ailleurs grandement responsable du charme de Ma femme est une sorcière. Lorsque sa femme lui jettera un sort l’obligeant à entendre les pensées de tout un chacun, Wooly, l’homme le plus respecté de Warburton, percevra l’hypocrisie de ses concitoyens, qui le considèrent en fait comme un lombric prétentieux. Afin de faire taire ces voix inopportunes, ce végétarien convaincu, qui n’a jamais touché à une goutte d’alcool, se jettera corps et âme dans le bourbon (l’idée est de son médecin, qui lui prescrit une forte dose du breuvage). Le médicament s’avérera des plus efficaces! Ivre, Wooly délaissera sa suffisance légendaire pour être enfin apprécié à sa juste valeur, trinquant avec les magistrats de Warburton et tordant le nez au premier venu en signe d’amitié et d’égalité. La description quasi encyclopédique de sa gueule de bois du lendemain, à laquelle procède l’auteur, vaut d’ailleurs le détour.
En somme, Ma femme est une sorcière est une lecture fort divertissante, un classique oublié, à redécouvrir, qui aura également le mérite de rappeler à certains lecteurs que le fantastique n’est pas toujours synonyme d’épouvante.
François MARTIN
Brenda Joyce
La Maison des rêves
Paris, JC Lattès, 2005, 380 p.
L’intrigue de ce roman est d’une facture classique et sans surprise. Deux familles aristocratiques, les de Warenne et les de la Barca, sont liées par une funeste destinée qui perdure depuis quatre cents ans. En 1555, une jeune noble britannique, Isabel de Warenne, nièce du comte de Sussex, épouse d’Alvarado de la Barca et amante de l’amiral de Warenne, est trahie par ces hommes et condamnée au bûcher pour hérésie. Elle les maudit et expire en promettant de se venger de l’au-delà.
On devine aisément que le fantôme d’Isabel vient assouvir sa soif de vengeance lorsque les deux clans sont réunis à nouveau de nos jours. Drames passionnels et meurtriers sont au rendez-vous lorsque Cassandra de Warenne fait la connaissance d’Antonio de la Barca.
Un lecteur friand d’histoire de fantôme et de possession risque d’être très déçu par le roman de Brenda Joyce. L’ordre de déroulement des épisodes est archi-prévisible, les dialogues sonnent faux, les scènes de possession sont risibles et les indications de sentiments ou d’attitudes amoureuses font hurler de rire. Il y a tellement de sottises stéréotypées dans ce roman que j’ai remis en doute sa date de publication. Bref, un roman à l’eau de rose auquel l’auteur a greffé des éléments fantastiques tout à fait accessoires. Les personnages passent sans transition de l’état de possession et de transe à celui de la plus froide impassibilité; ce manque de finesse au niveau de la caractérisation est l’une des principales faiblesses du roman. Sans compter la résolution instantanée – quasi miraculeuse – d’obstacles infranchissables ou de problèmes auxquels se sont heurtés les personnages au fil des chapitres et qui se résorbent en un clin d’œil. Par exemple, tout au long du roman, les protagonistes sont coupés du monde – sans électricité, sans téléphone – et sont piégés par Isabel à la Casa de Sueños. Afin de dénouer l’impasse, on apprend avec stupeur que le vieil intendant blessé – que l’on croyait hors jeu – a «réussi à quitter la maison pour chercher du secours» (p. 373). Impossible de croire à une quelconque ellipse dans le récit ou à un stratagème d’écriture; l’auteur a tout simplement jugé qu’il était temps d’en finir! Moi de même.
La Maison des rêves est un ramassis de clichés que je ne conseille pas.
Estelle GIRARD
Antoine Volodine
Nos animaux préférés
Paris, Seuil (Fiction & Cie), 2006, 152 p.
Antoine Volodine est un écrivain à part, tout comme sa littérature; il fait partie de ces quelques auteurs à avoir réussi la parfaite transgression des genres et l’inscription de leur œuvre dans un sous-genre qui n’appartient qu’à eux. Volodine a donné un nom à celui qu’il arpente inlassablement depuis plus de vingt ans (son premier roman, Biographie comparée de Jorian Murgrave, un classique de la science-fiction française, a paru en 1985 chez Denoël dans la défunte collection Présence du futur), le post-exotisme, qu’il définissait d’ailleurs dans un étrange pseudo-guide paru en 1998 chez Gallimard, Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze. C’est dans cette publication que nous apprenions aussi ce qu’était l’«entrevoûte» (et le «romånce», le «narrat», la «shaggå»), que je résumerai en parlant d’un entrelacement de contes brefs et/ou de récits légendaires construits de façon à se compléter et à se relancer mutuellement.
De fait, Nos animaux préférés est sous-titré «Entrevoûte» et il présente les attributs habituels d’un recueil de nouvelles qui, à maints égards, s’inscrivent dans la tradition orientale du conte. En entrée et en sortie, il y a Wong, l’éléphant qui fonce dans une jungle minée et qui, avant de mourir, rencontre des humaines désireuses de se faire engrosser par lui. En plat de résistance, Volodine propose les déclinaisons de certains Balbutiar (CCCXV, XI, XXX), «majestables» crabes dont chaque génération semble avoir été aux prises avec des rêves d’entrave, la nécessité d’une progéniture… et l’impossibilité de survivre à la dite progéniture. Et puis, insérées dans le tout, deux «Shaggå», commentant pour l’une les fins de règne de sept reines sirènes (mais qui ont tout du homard!), pour l’autre le ciel péniblement infini, sept harangues écrites à la deuxième personne du singulier.
C’est dans les «commentaires» suivant et précédant ces shaggås que Volodine replonge le lecteur dans son réel, celui de son œuvre ou de son sous-genre, puisque le narrateur y parle soudain de la provenance et de la composition des contes, y analyse de façon austère leur unité stylistique, leur principe formel. Malgré le fait que les textes du ciel péniblement infini soient parmi les plus beaux du recueil (pardon! de l’entrevoûte), ils n’en apparaissent pas moins terriblement déconnectés de l’ensemble puisque en rupture quant à l’entrelacement. Délaisser les images de pachyderme et de crustacés, de carapaces et d’élytres pour ramener à l’avant-plan les idéologies du désastre et rappeler au lecteur que ces textes sont le fruit de détenus oubliés au fond de leur prison, brise le charme (si charme il y avait). Du coup, on se dit que cette entrevoûte animalière n’avait que peu d’intérêt. Dommage.
Jean PETTIGREW
Mise à jour: Décembre 2005 –