Lectures 165
par Nathalie Faure, Élisabeth Vonarburg, Richard D. Nolane et Yves Meynard
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 505Ko) de Solaris 165, Hiver 2008
Lucie Chenu (Anthologiste)
(Pro)Créations
Paris, Glyphe (Imaginaires), 2007, 309 p.
Une maison d’édition spécialisée dans les ouvrages médicaux ouvre sa collection de textes de fiction avec cette anthologie. Lucie Chenu, écrivaine, anthologiste et critique française, nous présente ici une sélection de textes variés sur le thème de la procréation au sens large, qu’elle soit humaine, extraterrestre ou simplement artistique.
Presque tous les textes sont des inédits sauf les deux extraits de roman d’Amin Maalouf et de Martin Winckler, que je ne présenterai pas. C’est aussi le cas d’«Arthro» de Joëlle Wintrebert, qui est déjà paru dans la collection Autres Mondes chez Mango Jeunesse. Une nef spatiale humaine s’est écrasée sur une planète étrangère et les survivants devront tenter de communiquer avec les habitants, des insectoïdes. Un très beau texte sur les relations interespèces, la communication, foisonnant d’impressions, de couleurs, de senteurs… Affûtez vos sens!
Dans «Le Cimetière des Toucans», de Francis Berthelot, un sculpteur taille des pièces dans une pierre étrange et magnifique. Une exploration hors du commun du lien entre création et créateur portée par le style unique de l’auteur.
Lionel Davoust nous propose un texte de facture classique, «Regarde vers l’Ouest», construit en flash-backs. Un couple séparé que seul leur enfant relie, un jeu sur la flamme créative et les sources d’inspiration. Patrick Eris propose de son côté «Les Enfants miracle», une nouvelle courte et efficace. Un scientifique découvre le moyen d’aider à enfanter des couples qui ne sont pas fertiles, mais les enfants semblent mourir les uns après les autres…
Autre thème de la procréation amené par Hélène Calvez avec «Emmanuel», une bonne enquête policière, enlevée et efficace, façon polar des années 30. Un Parisien découvre que le poupon de la crèche locale s’est transformé en enfant véritable… Miracle? Dans «Je sais, ils m’avaient dit non»,Antoine Lencou trace le portrait d’une société post-apocalyptique où le désir de grossesse est extrêmement réglementé et contrarié. Brrr, efficace.
Certaines procréations s’annoncent étrangères et fantastiques. Pierre-Alexandre Sicart propose avec «Le Sang des fées», dans un très beau style clair et précis, une histoire de fantasy contemporaine sur atmosphère de landes bretonnes. Un grand-père attaché à la tradition raconte depuis toujours les légendes à sa petite fille, qui devenue jeune femme ne sait plus si elle est folle ou si elle a vraiment rencontré un être de faërie. Jean-Michel Calvez joue «à quatre mains» pour composer un excellent texte à la thématique dérangeante, une grossesse dont la nature provoque la réaction du monde entier… la chute m’a laissée stupéfaite.
Jess Kaan propose d’attendre les fées avec un futur père dans «Le Couloir», un très beau texte de fantasy urbaine.Ambiance russe et fantastique pour «Inné !», ce texte subtil d’un auteur confirmé, Alain le Bussy. Un jeune couple vivant dans des conditions difficiles attend un enfant, et la mère fatigue de plus en plus chaque jour… Quel mal étrange la ronge?
Sylvie Miller voit dans le futur des «Ventres d’airain». Connue comme anthologiste, traductrice et spécialiste de SF espagnole, Sylvie écrit aussi. Un texte SF dur et prenant, vitrine d’un futur où règnent le clonage, l’eugénisme et où l’enfantement reste réservé. Mélanie Fazi rêve du «Pollen de minuit» avec un être de faërie qui utilise les songes pour vivre une maternité par procuration. Atmosphère étrange et sentiments justes.
Avec «En chair», Pierre Bordage nous présente une humanité parfaite mais qu’on sent aseptisée, immortelle, contrôlée, où la différence est fustigée et la grossesse… non, vous verrez! «Hantise» de Jean Milleman: quel style! Des mots choisis avec soin, une ambiance prenante, des sentiments forts ou plus nuancés et l’évocation douce-amère d’une vie qui n’a pas vu le jour. Du fantastique urbain de la plus belle eau et un des meilleurs textes parmi un ensemble qui est d’une excellente qualité, malgré la présence de deux ou trois textes plus faibles, toujours normal dans ce genre de collection.
Du tout bon ou presque. Et conseillé aussi aux hommes!
Nathalie FAURE
Roger Bozzetto
La Science-fiction
Paris, Armand Colin (128. Lettres), 2007, 127 p.
Il fut un temps lointain où ceux qui voulaient se renseigner vite, sinon bien, sur la science-fiction – étudiants, professeurs, lecteurs autodidactes – ne pouvaient avoir recours qu’à l’ouvrage de Jean Gattégno dans la collection Que sais-je? du PUF (la réponse était: «pas grand-chose»…).
Alléluia, cette époque est révolue, grâce à l’excellent et sérieux petit livre de Roger Bozzetto, qui porte le même titre sous une pimpante couverture rouge. (Il y a d’autres petits précis, mais celui-ci me semble le meilleur du tas.) L’auteur, un universitaire, œuvre depuis assez longtemps dans le domaine avec amour et respect critique pour savoir de quoi il cause et le faire bien, – malgré l’exergue de la préface: «Les recherches d’un grand nombre de commentateurs ont déjà jeté beaucoup d’obscurité sur le sujet. Il est probable que, s’ils persévèrent, nous n’en connaîtrons bientôt plus rien.» (Mark Twain).
Bozzetto nous présente un tableau historico-littéraire des origines à nos jours, avec les différentes étapes de l’évolution de la SF elle-même, un chapitre sur quelques procédés narratifs, des survols thématiques pertinents («Le thème de l’altérité», «Deux approches de la science»…) et un florilège d’une quinzaine d’auteurs considérés comme représentatifs d’un aspect ou d’un autre du genre (dont quelques francophones récents). Une bibliographie des plus raisonnables et un court glossaire de termes SF accompagnent le tout, lequel défend et illustre bien cette description générale de la SF avec laquelle je ne peux qu’être d’accord: «La SF, quand elle est originale, prend en effet la mesure des bouleversements introduits par le développement des sciences et des techniques, et elle en incarne les potentialités. Elle accompagne le sentiment moderne d’incertitude et nous aide ainsi à affronter notre ignorance de façon ludique, jouant le même rôle que les mythes dans les civilisations préscientifiques.»
Élisabeth VONARBURG
Armand Cabasson
Par l’épée et le sabre
Paris, Thierry Magnier (Nouvelles), 2007, 160 p.
Un joli petit livre-objet à l’inhabituel format carré dans une collection d’inspiration éclectique mais qui affiche clairement sa volonté de publier des nouvelles, voici le nouveau recueil d’Armand Cabasson.
Comme son titre le laisse supposer, le contenu de Par l’épée et le sabre tourne autour de la guerre. Les nouvelles relèvent soit du fantastique soit du récit historique, quatre d’entre elles se situant dans le Japon médiéval qu’affectionne tant l’auteur. Les cinq autres se partagent des tranches d’un Moyen Âge européen historiquement plus ou moins imaginaire mais toujours d’un grand réalisme pour ce qui a trait aux détails et, surtout, à l’ambiance.
Les personnages centraux de ces nouvelles n’affrontent pas que de puissants adversaires mais doivent aussi faire face aux plus puissants de tous ceux-ci: eux-mêmes. Que le combat soit de nature fantastique ou non, les démons personnels valent bien ceux qui marchent dans les pas de Satan et on finit toujours par se retrouver face à son destin. Les erreurs du passé resurgissent souvent sous les traits d’une femme qui personnifie alors les amours enfuis, le bonheur qui s’est évanoui parce qu’on n’a pas su le retenir, ou par manque de compassion.
Dans les précédents recueils de l’auteur, ce genre de récits étaient dispersés parmi les autres, très différents de ton et d’inspiration, et c’est une bonne idée de leur avoir ainsi consacré un recueil thématique, d’autant plus que, à ma connaissance, la presque totalité des textes de Par l’épée et le sabresont inédits, au moins en volume. Le style d’Armand Cabasson est toujours aussi prenant et montre une manière très personnelle de raconter des faits d’armes avec force détails cruels tout en restant en équilibre sur la frontière séparant le récit historique du conte pour adultes raconté au coin du feu: on est très loin des furieuses empoignades et des histoires de meurtres et de conspirations de l’excellente série historico-policière napoléonienne de l’auteur publiée chez 10/18…
Ce livre est de ceux qu’on a envie d’encourager et de soutenir déjà par principe dans un monde où l’édition est plus stéréotypée que jamais, que ce soit au niveau de la forme littéraire ou de la présentation en librairie. Bel objet abritant de bons moments de littérature et défiant la dureté du marché pour les recueils de nouvelles, Par l’épée et le sabre (par ailleurs distribué au Québec) est de ces livres qui devraient se nicher dans toute bibliothèque amie de l’insolite, du fantastique et du mystère… Pour ce qui est de la posologie, je préconise une nouvelle tous les soirs, à déguster tranquillement à la manière d’un digestif hors-d’âge. Et comme l’auteur a su agréablement éviter de se répéter d’un texte à l’autre en dépit d’une attirance certaine pour les histoires de sièges de châteaux forts européens ou japonais, ce sera donc un plaisir renouvelé à chaque occasion. [RDN]
Robert Sheckley
La Dimension des Miracles revisitée
Californie/France, Black Coat Press (Rivière Blanche, Fusée 3), 2007, 234 p.
Les fans de Robert Sheckley, disparu en 2005, ont sûrement ressenti un peu de méfiance en voyant ce roman inédit, y compris aux états-Unis, être publié par un «petit» éditeur français, et non un «gros» comme on aurait pu s’y attendre… Ceci d’autant plus que le roman en question se présente comme une suite, pour le moins tardive, d’un des plus célèbres de l’auteur, la fameuse Dimension des Miracles, chef-d’œuvre d’humour qui avait eu l’honneur d’être traduit voici trente-cinq ans dans la collection Ailleurs & Demain de Gérard Klein. Mais bon, comment résister à des retrouvailles, même risquées, avec ce cher vieux Tom Carmody, n’est-ce pas?
Allez, on ne va pas laisser planer plus longtemps le suspense: si ce n’est pas le meilleur texte du grand Robert, c’est du bon Sheckley dans la veine qui l’a conduit au panthéon de la SF, celle de l’humour débridé et dynamiteur de poncifs.
Si mes souvenirs sont exacts, il ne reste de La Dimension des miracles que le personnage de Sheesh, celui qui était venu chercher Carmody sur Terre pour l’amener prendre livraison de son fameux «lot». à part Sheesh, donc, le casting a été totalement renouvelé et une galerie d’acteurs plus insensés les uns que les autres (les états d’âmes des objets robotisés de la vie courante, il n’y a que Sheckley pour les étaler comme ça!) s’est emparé de cette histoire tordue tournant autour d’un complot visant à renverser le Roi de l’Espace Infini. Un roi qui, de son côté, se découvre des penchants libertaires et anti-monarchistes!
Convoqué par lui au Centre Galactique, Carmody apprend qu’il est devenu une star locale après sa précédente visite d’heureux gagnant du «lot» et que Sheesh a organisé une vaste escroquerie pour se remplir les poches en vendant des faux souvenirs de lui… L’arrivée imprévue de Carmody dans cette maison de fous qu’est apparemment le Centre Galactique va, on s’en doute, bousculer encore un peu plus les cartes de la raison et changer quelque peu les données d’une intrigue déjà pour le moins compliquée.
Si la première Dimension des Miracles ressemblait à une odyssée galactique avec des épisodes hilarants articulés l’un à la suite de l’autre, cette suite, qui se déroule essentiellement dans le Centre Galactique, est plus «éclatée», l’auteur s’en donnant à cœur joie au cours des 42 chapitres dès qu’il sent approcher l’occasion d’une digression humoristique, ceci de temps en temps aux dépens de la cohésion du scénario. L’esprit Monty Python n’est pas loin!
Pour terminer, et en rêvant qu’un jour un éditeur à grande diffusion reprenne en un seul volume ces deux volets de La Dimension des Miracles, signalons la traduction inspirée de Jean-Marc Lofficier, la préface tendre et nostalgique de Robert Silverberg ainsi que la belle couverture de Grillon à l’esprit 100 % sheckleyen qui font de ce Rivière Blanche un must pour l’amateur et un vrai «coup» pour ce dynamique petit éditeur. On peut se procurer ce livre réjouissant en visitant le site www.riviereblanche.com.
Richard D. NOLANE
James Morrow et Kathryn Morrow (Anthologistes)
The SFWA European Hall of Fame
New York, Tor Books, 2007, 336 p.
Vous qui lisez Solaris n’avez pas besoin d’être convaincus que la SF qui s’écrit hors des états-Unis, en d’autres langues que l’anglais, vaut la peine d’être lue. L’inverse est loin d’être vrai: si les étagères de nos librairies comme de celles du marché européen débordent de traductions de SF made in USA, le consommateur américain moyen pourrait fort bien ignorer qu’il s’écrit de la SF ailleurs que chez lui. Comme l’explique lucidement la préface de cet ouvrage, la traduction coûte cher et il est difficile de justifier la dépense pour un auteur qui n’a pas de public; mais un auteur n’aura jamais de public si on ne se donne pas la peine de le traduire… Et, faut-il le souligner, de bien le traduire. Le défi que se donnaient donc nos valeureux anthologistes était de réunir des œuvres de SF européenne non-anglophone, de s’assurer d’obtenir la meilleure traduction possible (et ce en impliquant l’auteur) et de rendre le résultat attrayant à un public américain. Pas évident de convaincre quelqu’un de lire un tas d’auteurs inconnus… C’est finalement en invoquant le prestige de la SFWA (Science Fiction and Fantasy Writers of America) que l’on a trouvé une formule prometteuse, ce qui nous vaut une petite hypocrisie dans le titre. Que voulez-vous, Europe Still Swings SF n’aurait jamais marché…
L’entreprise était noble; mais ce qui importe en fin de compte, ce sont les textes choisis. C’est bien beau, mais est-ce que c’est bon? Eh bien, oui. Le choix des anthologistes rend justice à leur ambition. On trouvera dans ce livre seize textes variés mais de haute qualité, qui tous valent le détour, sans compter l’excellente préface de James Morrow, laquelle présente un condensé de l’historique de la SF européenne qui donne le goût de se (re)plonger dans les textes fondateurs du genre.
L’anthologie s’ouvre sur un nom qui vous sera familier, celui de Jean-Claude Dunyach, qui signe une nouvelle de Hard SF typique de sa manière, où l’art et la psychologie jouent un rôle capital. Le choix est malin: face au scepticisme de l’hypothétique lecteur réfractaire, ce texte ne peut que passer la rampe. C’est de la SF pure et dure, même si son argument ne repose pas sur une astuce technoscientifique. Le texte suivant, «A Birch Tree, A White Fox» d’Elena Arsenieva, a un parfum quelque peu vieillot: des cosmonautes échoués sur une planète où le simple fait de prononcer des paroles a des conséquences désastreuses. Pas le texte le plus convaincant à mon avis, mais il offre une méditation sur l’importance de la parole chez l’être humain.
Changement de registre avec «Sepultura» de Valerio Evangelisti, qui nous avait visités à Boréal il y a quelques années. On retrouvera le même mariage féroce entre SF et magie qui empreint le roman inaugural de la série des Eymerich. Une prison brésilienne dont les détenus sont immergés dans une colle cyanoacrylique qui fusionne avec leur organisme: de quoi couper court à tout espoir d’évasion… ou peut-être pas.
Si «The Fourth Day to Eternity» d’Ondrej Neff présente un paradoxe temporel mordant mais dont on reste un peu détaché, impossible de rester froid face au «Babydoll» de Joanna Sinisalo, qui se déroule dans un futur très proche où les petites filles ne peuvent plus s’imaginer autrement que comme objets de désir. L’auteure exagère, nous dirons-nous, elle tape trop fort sur le clou. Parce que ce serait trop horrifiant si elle avait raison, n’est-ce pas ?
La nouvelle de Marek Huberath nous offre une vision d’étrangeté époustouflante dans son début; si la deuxième moitié nous ramène à une dystopie plus convenue, impossible d’oublier la pièce cauchemardesque où le protagoniste entame sa vie. Moins classique est le contexte de «The Day We Went through the Transition» de Richard de la Casa et Pedro Jorge Romero, qui nous présente une patrouille du temps principalement préoccupée par la période de transition espagnole à l’après-Franco, et un contexte de lignes temporelles qui ne divergent qu’à partir d’une date récente. C’est aussi une histoire d’amour à la fois triste et heureuse, et ce d’une façon indissociable de son aspect SF.
«Athos Emfovos in the Temple of Sound» de Panagiotis Koustas nous offre une tranche de cyberpunk, ou plutôt de cybertrance, le temple sonore nous rappelant davantage les clubs rave que les bouges sordides du Sprawl gibsonien. Dénonciation de la guerre vue comme un destin inévitable, le texte est peut-être un peu trop idéaliste dans la solution qu’il évoque, mais on voudrait quand même que ça marche. Par contraste, «Some Earthlings’ Adventures on Outrerria» est une farce loufoque qui malheureusement ne m’a fait rire qu’une ou deux fois. C’est le texte que j’ai le moins apprécié; l’humour est un genre qui ne passe pas toujours aussi bien d’un lecteur à l’autre.
Sergei Lukyanenko est un nom qui vous dira quelque chose si vous avez eu la chance de voir Nightwatch ou Daywatch, films jouissifs de SF fourre-tout. Je n’osais trop croire à la valeur des romans à leur source, mais «Destiny, Inc.» est une nouvelle très bien menée, qui traite son sujet avec rigueur. Ne vous demandez pas comment on parvient à échanger le destin de deux personnes afin que la catastrophe redoutée par chacun se produise pour l’autre, pour qui elle est banale. Demandez-vous jusqu’où on peut pousser cet échange et comment diable une entreprise fondée sur cette technologie peut opérer sans but lucratif…
Andreas Eschbach, dont plusieurs romans ont bénéficié d’une traduction vers le français, signe «Wonders of the Universe», histoire très classique d’une astronaute face à sa mort imminente, qui trouve une belle justesse de ton. Comme dans plusieurs autres cas, et particulièrement celui de la nouvelle précédente, un lecteur américain borné serait forcé de dire «ça aurait pu être une nouvelle américaine!» Ce qui dans une certaine mesure est exactement la réaction appropriée. Oui, les textes présentés ici sont intelligibles pour un lectorat formé à l’école de la SF états-unienne; les anthologistes n’ont pas cherché des œuvres en complète rupture avec la SF nord-américaine anglophone.
Peut-être bien que ce lecteur borné ajouterait un gros mais: «mais ça finit mal!». Ce qui caractérise sans doute le mieux la différence entre les textes recueillis dans cette antho et ceux associés à la SF américaine, ce serait le manque de triomphalisme. Ce n’est certes pas vrai pour toute SF américaine: je me souviens de numéros d’Asimov’s SF dont la teneur générale était tout aussi noire. Mais l’engineering-fiction style Analog ne ressemble guère aux textes qui suivent. Dans «A Night on the Edge of the Empire» de João Barreiros, la Terre a été annexée à un empire galactique essentiellement constitué de races d’oiseaux intelligents. La visite de l’ambassadeur ChantVibrant est une plongée aussi féroce que drôle dans la corruption de notre planète de mammifères xénophobes. Vous avez dit: critique du colonialisme? Chut, chut…
«Transfusion» de Joëlle Wintrebert est un texte impressionniste, dont la protagoniste pourrait être simplement schizophrène et non pas envahie par un démon d’outre-espace; il appelle à une relecture serrée, mais celle-ci pourrait-elle trancher? Par contraste, «Verstummte Musik» de W. J. Maryson ne laisse pas place au doute sur son propos. Nous sommes bel et bien dans un futur dystopique, où l’Europe de l’Ouest est régie selon les principes d’un visionnaire mort depuis des décennies, et où la population est contrôlée à l’individu près. Ce qui commence par la description d’un univers totalitaire dont les protagonistes ne s’échappent que parce qu’il en était décidé ainsi se termine sur une vision ambiguë d’un Palais de l’Humanité à la fois merveilleux et immonde. On a un peu de mal à y croire, même si c’est un beau texte.
José Antionio Cotrina signe «Between the Lines», qui relève à mon sens de la fantasy, nonobstant les fumeuses échappatoires des anthologistes. Ce n’est pas grave, car on est à mille lieux des licornes télépathes et des elfes dompteurs de dragons. Vision des univers imbriqués les uns dans les autres par le moyen de la lecture entre les lignes, ce texte borgésien est une belle réussite.
On termine avec «A Blue and Cloudless Sky» de Bernhard Ribbeck, une autre histoire de paradoxe temporel mais beaucoup plus douloureuse que l’autre. Si son assise est un peu précaire (ce qui dans le cas d’un texte de ce genre ne devrait pas trop surprendre), la nouvelle est émouvante dans sa description d’un monde condamné à l’extinction, que l’on ne peut sauver du désastre qu’en effaçant son existence même du cours de l’histoire. On pourrait voir dans ce dernier texte le meilleur exemple de la SF outre-Atlantique réunie par les anthologistes: un genre littéraire intelligible, mais qui met davantage son emphase sur les gens qui habitent ses pages et un peu moins sur les boulons; une SF reconnaissable comme telle mais dont l’assaisonnement, pour reprendre la métaphore de James Morrow, est différent de celui dont nous avons l’habitude. Un texte qui dérange, qui ne vient peut-être pas vous chercher au début, mais qui une fois terminé refuse de quitter votre esprit, qui vous rappelle qu’il y a toutes sortes de façons de dire les choses, et que ce qu’il vous a dit vous a changé quelque part.
Chapeau donc à tous ceux et celles qui se sont impliqués dans ce projet. Ne reste qu’à leur souhaiter une réussite proportionnelle à leurs efforts. Ils ne méritent rien de moins.
Yves MEYNARD
Mise à jour: Décembre 2007 –