Lectures 167
Norbert Spehner, Philippe-Aubert Côté et Roger Bozzetto
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 898Ko) de Solaris 167, été 2008
Jacques Sadoul
C’est dans la poche !
Paris, J’ai lu, 2007, 285 p.
Pour fêter leur cinquantième année d’existence (je me souviens parfaitement de leurs premiers volumes, pas très sexy à vrai dire…), les éditions J’ai lu ont réédité dans une version augmentée de «révélations jailusiennes» les mémoires de Jacques Sadoul, d’abord parues chez Bragelonne (2006), et intitulées C’est dans la poche ! Dire que j’ai dévoré ce petit bouquin est un euphémisme.
J’ai rencontré Jacques Sadoul une première fois à la convention mondiale Torcon 2, qui s’est tenue à Toronto en 1973. Dans le chaos général, nous n’avions guère échangé que quelques mots dans un des nombreux cocktails qui rythment ce genre de congrès. Puis je l’ai revu à Montréal, quelques années plus tard, alors que j’étais éditeur de Solaris. Nous avions participé à une rencontre-causerie à l’Université de Montréal et nous avions été les invités de l’éminent et redoutable professeur Darko Suvin, qui à cette époque présidait aux destinées de Science Fiction Studies. J’avais trouvé Sadoul éminemment sympathique et j’avais particulièrement apprécié son remarquable sens de l’humour.
C’est ce personnage pince-sans-rire que l’on retrouve dans ces mémoires qui sont tout sauf formelles. Le bouquin fourmille d’anecdotes juteuses, de remarques critiques et judicieuses sur toutes sortes de choses et de gens. On y apprend toute l’histoire de la maison, la naissance des diverses collections dont la fameuse collection de science-fiction qui fut une des meilleures du genre et qui m’a fait découvrir des tas de merveilles. Sadoul y raconte ses bons coups, mais aussi quelques échecs retentissants. On y croise des personnages hauts en couleurs comme Harlan Ellison, toujours aussi prétentieux, agressif et détestable, Van Vogt le bizarre, la princière Barbara Cartland, Stephen King, Gotlib et plusieurs autres. Chaque chapitre, ou plutôt chaque épisode de la saga est précédé d’une sorte de palmarès où Sadoul nous rappelle quels films, quelles bandes dessinées, quels livres marquants… sont apparus cette année-là. Il n’y a qu’à la rubrique «sports» qu’il ne mentionne rien, étant d’avis que depuis l’avènement du dopage, il n’y a plus d’événement sportif digne de ce nom ! En quoi il n’a pas tort !
Ce qui m’a le plus surpris et déçu, c’est d’apprendre par Sadoul, bien placé pour le constater, que le mépris et les préjugés contre les genres populaires étaient toujours bien ancrés dans le milieu culturel français. Certaines de ses anecdotes m’ont quelque peu défrisé, moi qui croyais naïvement qu’on avait dépassé le stade primaire du mépris. Que nenni, semble-t-il… Plus ça change, plus c’est pareil. Heureusement qu’il y a eu, qu’il y aura et qu’il y a encore et toujours des types comme Sadoul qui, contre vent et marées, mettent à la disposition d’un très vaste public des ouvrages populaires, autrement plus intéressants que les élucubrations onanistement nombriliques des écrivains dits «sérieux», c’est-à-dire margueritedurassement ennuyeux et prétentieux.
Et pour les jeunes amateurs de science-fiction, les néophytes qui croient tout savoir mais n’ont pas encore de poil au menton, je rappelle que Jacques Sadoul est aussi l’auteur d’une Histoire de la science-fiction moderne qui fait toujours autorité en la matière. Dans les pages centrales de ses mémoires, on découvrira avec plaisir quelques photos et des couvertures de livres qui rappellent le parcours de ce grand monsieur de l’édition française qui a permis à des millions de lecteurs de découvrir des trésors.
Merci Maître Jacques, et bonne retraite ! [NS]
Frank Schätzing
Abysses
Paris, Presses de la Cité, 2008, 886 p.
Publié en Allemagne sous le titre original Der Schwarm, le formidable roman de Frank Schätzing a d’abord été traduit en français avec le titre L’Essaim (France Loisirs, 2007) avant d’être repris par Les Presses de la Cité avec ce nouveau titre, Abysses, qui, pour l’amateur de SF pur et dur, renvoie inévitablement au film Abyss de James Cameron avec lequel il partage une certaine thématique (les personnages du roman font quelques allusions à ce film, et pour cause…).
Présenté par l’éditeur français comme un «thriller écologique», Abysses est en fait un roman de science-fiction qui a remporté le grand prix de la SF allemande en 2005 et d’autres distinctions bien méritées, ce livre s’étant déjà vendu à plus de trois millions d’exemplaires en Europe. Quoique n’étant plus un grand lecteur de science-fiction depuis belle lurette (pour cause de saturation !), je ne déteste pas à l’occasion m’aventurer dans les œuvres de ces quelques écrivains que je considère être les véritables héritiers de Jules Verne. Pas toujours reconnus par les fans purs et durs, les Bernard Werber, Michael Crichton, Douglas Preston et autres Frank Schätzing savent pourtant conjuguer avec brio ce qui était la marque de commerce de Verne : instruire et distraire. à cet effet, Abysses est certainement ce que j’ai lu de plus passionnant. Pourtant, le scénario est convenu et colle parfaitement à la recette du roman ou du film catastrophe qui a déjà fait ses preuves.
Première étape oblige, il se passe des faits inexpliqués, étranges, inquiétants : des bancs de méduses toxiques envahissent les plages de l’Europe, des baleines attaquent les bateaux remplis de touristes au Canada (les malheureux précipités dans la mer servent ensuite de petit déjeuner à des bandes d’épaulards enragés), des millions de vers étranges s’agglutinent au large de la Norvège, etc. Dans ces différentes régions du globe, des scientifiques s’inquiètent de ces phénomènes jusqu’au moment où un tsunami monstrueux vient ravager les côtes de l’Europe. Une opération d’urgence est montée sous l’égide des Nations Unies et des états-Unis et un groupe de scientifiques, formé des principaux personnages du roman, est chargé de résoudre le «problème» : quelqu’un, quelque chose, une intelligence, qui se trouve au fond des océans, a décidé de supprimer les humains qui menacent leur environnement et celui de la planète.
Une course contre la montre s’engage pour entrer en contact avec «l’ennemi» et résoudre la crise. Malheureusement, si des savants pleins de bonne volonté songent à une résolution pacifique de la crise, les militaires, dirigés par une certaine Judith Li, ont un tout autre agenda. La collision est inévitable et précipite le lecteur dans une finale hollywoodienne pleine de bruit et de fureur…
J’ai dévoré ces quelque neuf cents pages passionnantes avec le plus grand intérêt. C’est une histoire solidement documentée qui, par moments, demande beaucoup de concentration au lecteur à cause de toute l’information scientifique qui nous est donnée. Mais c’est là toute la force de ce roman terrifiant : il est extrêmement réaliste, bien documenté, bref plausible malgré quelques passages plus romanesques : Schätzing n’hésite pas à sacrifier quelques personnages-clés dans des circonstances atroces, et il sait entretenir un véritable suspense malgré les exposés théoriques nécessaires à la bonne compréhension des événements. Les clins d’œil à la science-fiction sont fréquents, notamment à des films comme Abyss ou Le Jour d’après dont on retrouve certains éléments (la menace au fond des mers, l’influence du Gulf Stream sur le climat, etc.).
Un bon gros roman de hard science tout à fait passionnant, avec en prime une conscience écologique qui n’est pas de la frime, et une sévère mise en garde contre les ennemis de la planète : attention, le compte à rebours est commencé…
Norbert SPEHNER
John C. WRIGHT
L’Œcumène d’or
Paris, Le Livre de Poche, 2003, 542 p.
Les néologismes en SF sont acceptables, à mon humble avis, s’ils permettent de dépayser le lecteur et dans la mesure où l’auteur en donne la signification un peu plus loin. Seulement, certains écrivains ensevelissent le lecteur sous des néologismes qu’ils définissent peu. Cela engendre peut-être des textes remplis de jolis mots, devant lesquels les linguistes s’extasient, mais cela constitue aussi un obstacle supplémentaire à la compréhension du récit. L’Œcumène d’or de J. C. Wright, que certains critiques saluent comme un chef-d’œuvre, souffre selon moi de ce défaut – tout comme Spin State, que je commente dans le volet papier de ce numéro ; on dirait que je ne suis pas chanceux dans le choix de mes lectures, ces temps-ci.
L’intrigue de L’Œcumène d’or est très alléchante, admettons-le. Dans un futur lointain, les humains se confondent avec les intelligences artificielles, accédant ainsi à une forme d’immortalité. C’est le bonheur pour tous et les dirigeants de ce monde utopique sont hostiles au changement : en effet, en quoi un âge d’or parfait peut-il s’améliorer ? Parfait, cet âge d’or ? Pas selon les contestataires et les gens hostiles aux technologies. Phaéton de Rhadamanthe, au cours d’une fête virtuelle, constate qu’on colporte sur lui des histoires dont il ne se souvient pas. Pourquoi le considère-t-on comme un criminel ? L’a-t-on puni en l’amputant de sa mémoire ? Est-il l’un de ces contestataires qui veulent ébranler L’Œcumène ? Et Phaéton de se lancer en quête de ces réponses. Une quête qui s’étale sur trois livres, L’Œcumène d’or n’étant que le premier tome d’une trilogie.
Cette intrigue promet des développements intéressants. Malheureusement, plutôt que de nous faire apprendre progressivement les caractéristiques de l’Œcumène, Wright nous immerge brutalement dans celui-ci, nous balançant des flots de néologismes sans vraiment nous expliquer les réalités auxquelles ces termes se réfèrent. Mon cerveau s’est rebellé rapidement devant tant de termes incompréhensibles. De plus, les personnages s’expriment dans un langage pompeux, rappelant beaucoup les dialogues ampoulés de L’Iliade et L’Odyssée. Certes, c’est intéressant dans la mesure où un tel langage permet de caractériser les habitants de l’Œcumène. Seulement, ce langage pompeux est étendu à la narration elle-même, ce qui m’a souvent donné l’impression d’entendre Homère s’essayer à la SF. L’univers de Wright, déjà très complexe, demande beaucoup d’efforts pour le saisir. Pourquoi alors gêner l’apprentissage du lecteur en employant une prose touffue qui demande encore plus d’efforts en décryptage ? Cela a eu pour moi l’effet de diminuer mon intérêt et de me faire trouver insipide un univers qui, pourtant, présente des éléments intéressants. Une part de mon désintérêt vient peut-être aussi du fait que les personnages m’ont semblé trop lointains pour que je m’intéresse à leurs aventures. Aventures tranquilles, soit dit en passant, ce premier tome d’une trilogie servant visiblement à planter le décor dans lequel prennent place les autres opus.
Mon impression globale, à en juger par les noms des personnages (Phaéton…), ceux des entités politiques qui constituent l’Œcumène et certains détails de l’intrigue, c’est que Wright s’inspire de la Grèce antique non seulement pour bâtir son monde futuriste, mais aussi pour bâtir sa prose. Le lecteur qui conserve Homère à son chevet y trouvera peut-être son compte, mais pas moi.
Philippe-Aubert CÔTé
Kevin J. Anderson
L’Empire caché (La Saga des sept soleils -1)
Paris, Bragelonne SF, 2008, 550 p.
La collection de SF des éditions Bragelonne commence à prendre son essor, sous la houlette de Jean-Claude Dunyach. Et cela tient peut-être à la qualité des traducteurs que sont élisabeth Vonarburg ou, ici, Laurent Genefort.
Kevin Anderson n’est pas un inconnu ; il a participé, avec le fils Herbert, à l’exploitation du filon des préquels et des suites de Dune, avec d’autres il a exploité la mine de StarWars etc. Il semblerait que ce premier tome d’une saga soit son premier roman solo. Il s’agit d’un space opera, où l’on rencontre des ET humanoïdes, les Ildirans, et des ET dont les formes échappent mais qui disposent d’une technologie guerrière importante, les hydrogues. Les Ildirans ont fourni aux humains des moyens de voyager dans les espaces interstellaires, en utilisant l’ekti, matériau extrait des planètes gazeuses. Une expérience humaine annihile involontairement la population cachée de l’une de ces planètes, engendrant des représailles de l’empire inconnu des hydrogues.
Cet univers possède une sorte d’arbre monde qui permet des informations instantanées entre les mondes par l’intermédiaire de surgeons, que des «prêtres verts» comprennent. Parallèlement nous suivons la quête de deux archéologues et de robots à la recherche d’une civilisation disparue dont les robots seraient les descendants.
Tous les ingrédients d’une saga interstellaire sont ainsi mis en place avec habileté, et l’on observera un souci de réalisme dans l’invention des civilisations ET qui vont affronter les humains lors des prochains volumes. Un roman qui a du souffle et de l’invention. [RB]
Bernard Quiriny
Contes carnivores
Paris, Seuil, 2008, 250 p.
Le plaisir d’un lecteur est quelque chose d’indéfinissable, qui relève du «vice impuni» dont parle Valérie Larbaud. Découvrir au hasard des passages en librairie un titre, un nom, un livre, ajoute à ce plaisir celui de la découverte. Et un autre plaisir de lecteur, c’est de tenter de faire partager ses lectures.
Le recueil de Bernard Quiriny est composé de récits qui flirtent avec l’étrange, la fantaisie, avec un humour belge. Par endroits, on songe aux nouvelles d’Adolfo Bioy Casarès, ou à celles de Sylvina Ocampo. Mais il s’en dégage une note originale, même si les thèmes traités sont connus. J’ai bien aimé l’histoire d’amour et de peau d’orange de «Sanguine», l’histoire de l’évêque dont l’âme habitait plusieurs corps, les buveurs éternels, le langage des Yapous, les catastrophes comme objet d’art. Par contre certains contes laissent une impression de déjà-vu, comme celui qui donne son nom au recueil.
On trouve aussi, çà et là dans les autres contes, quelques petites perles comme l’histoire de l’écrivain qui écrivait les biographies d’individus portant des noms illustres, comme la vie de Lénine, cordonnier à Toulon, ou celle de Victor Hugo, dentiste à Palaiseau…
Bref, un recueil un peu bizarre, fantaisiste par endroits, d’un style agréable à l’oreille. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais cela vaut au moins dix prix Goncourt. Donc à lire en attendant le troisième recueil de Quiriny. Le premier, qui s’intitulait L’Angoisse de la première phrase (Phébus, 2005), lui avait permis de remporter le prix de la Vocation.
La préface est d’un écrivain connu (?), Enrique Via-Matas, qui en profite pour parler de lui-même avec enthousiasme.
Roger BOZZETTO
Mise à jour: Juin 2008 –