Lectures 173
Philippe-Aubert Côté, Jonathan Reynolds, Richard D. Nolane, Mathieu Fortin et Élisabeth Vonarburg
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.55Mo) de Solaris 173, Hiver 2010
Gardner Dozois et Jonathan Strahan
N.S.O.: Le Nouveau Space Opera
Paris, Bragelonne (SF), 2009, 666 p.
Les interrogations sur notre futur cosmique et l’existence d’une vie extraterrestre alimentent depuis longtemps nombre de récits d’aventures dans l’espace. Au XXe siècle, ces histoires ont cristallisé leur propre sous-genre à l’intérieur de la science-fiction, le space opera, bien connu pour l’extravagance de ses intrigues, ses empires galactiques, ses extraterrestres bigarrés et ses vaisseaux souvent-plus-rapide-que-la-lumière (!). Après une grande vague dans les années 1960, le space opera littéraire a décliné, à peu près au moment où Star Wars envahissait nos écrans, avant de renaître dans les années 1990. Aujourd’hui, non seulement se porte-t-il bien, mais on le dit très rigoureux sur le plan scientifique, plus préoccupé de réflexions philosophiques et sociales, et toujours aussi extravagant. Dans l’anthologie N.S.O. Le Nouveau Space Opera, on nous propose un tour d’horizon de la dernière génération de ce sous-genre. Pour baliser cette croisière luminiques, les deux anthologistes ont retenu dix-huit nouvelles issues de grands auteurs, allant d’anciens comme Robert Silverberg à des «jeunes» comme Peter F. Hamilton.
Une première approche, pour commenter cette anthologie, serait de dresser un bilan argumenté des textes qui ont fonctionné pour moi et de ceux qui ont grincé. Cette démarche serait stérile: je ne crois pas qu’il faille aborder N.S.O. comme un recueil d’histoires qui vous plairont toutes. Oh, tout le matériel réuni ici s’élève bien au-dessus du seuil minimal de qualité attendu pour ce genre d’ouvrage. Seulement, ces nouvelles se situent le long d’un spectre qui va de la pure hard science, où l’intrigue repose sur un concept au détriment du reste, jusqu’au récit extravagant qui relègue la science en coulisse. Une telle diversité aura pour conséquence que les dix-huit œuvres proposées ici auront des résonances différentes d’un lecteur à l’autre. Certaines de ces nouvelles vous enchanteront, d’autres vous laisseront de marbre et quelques-unes vous arracheront une grimace. Dans mon cas, les textes de Robert Reed, Greg Egan et Nancy Kress, qui équilibrent science, fantaisie et poésie, m’ont fait passer de meilleurs moments que la nouvelle de Gregory Benford, où la rigueur dans la construction des personnages m’a parue être oubliée au profit des concepts d’astrophysique. Un lecteur aux goûts différents, toutefois, présenterait un autre palmarès, et c’est ce qui rend cette anthologie intéressante. En nous proposant des échantillons situés tout au long d’un spectre, N.S.O. nous donne un avant-goût de tout ce qu’on écrit dans le domaine du space opera. Un aperçu aussi large ne peut que vous aider à repérer les genres d’histoires (et les auteurs) qui vous plairont à vous. Il faut donc aborder cette anthologie dans une perspective scientifique, comme une introduction exhaustive à un sous-genre littéraire qu’on ne connaît souvent que par la SF-média.
Si vous n’êtes pas friand d’aventures spatiales, peut-être n’avez-vous pas trouvé votre créneau. Le N.S.O. pourrait se révéler, dans ce cas, un outil pertinent. Un avertissement, toutefois: après l’avoir lu, vous risquez d’aller acheter les livres des auteurs qui vous auront allumé…
Philippe-Aubert CÔTé
James Herbert
Les Autres
Paris, Bragelonne (L’Ombre), 2009, 525 p.
Vous connaissez déjà James Herbert. Auteur anglais, souvent considéré comme le Stephen King britannique, il nous a terrifiés avec sa célèbre trilogie Les Rats, son apocalyptique Foget le mystérieux Le Survivant. J’aurais pu continuer longtemps la liste de ses excellents romans mais je m’arrête ici pour me concentrer sur Les Autres, parution la plus récente en français.
Dans les grandes lignes, l’histoire est celle de Nicholas Dismas, détective privé au physique difforme, qui est mis sur la piste d’un bébé disparu il y a dix-huit ans dans des circonstances nébuleuses. Rapidement, des événements étranges surviennent et des visions à la limite du surnaturel l’assaillent. Osera-t-il aller jusqu’au bout, jusqu’à la toute fin, là où quelque chose de pire qu’un enfant enlevé l’attend… Là où les autres l’attendent?…
L’intrigue qui, au début, semble bien banale; se montre de plus en plus intéressante au fil des pages et réserve à son lecteur son lot de scènes surprenantes et de détours rafraîchissants et bienvenus dans un genre que l’on croit souvent voué à la répétition et aux innombrables clichés.
Mais c’est surtout Nicholas Dismas qui a retenu mon attention. Un personnage hors du commun, à la frontière entre Quasimodo et Humphrey Bogart. Il pourrait sortir tout droit de Midian, la fameuse cité des monstres de Clive Barker. En tant que lecteur nord américain, on peut ressentir un malaise en découvrant la vie de cette créature tellement hideuse, tellement rejetée par nos standards de jeunesse éternelle, nos critères de beauté plastique. La société dans laquelle nous vivons n’est pas pour les gens différents, les destins tordus, les oubliés par la nature. Elle est plutôt basée sur la séduction, sur les corps dits parfaits, sur la consommation reliée à cette recherche de beauté.
Au fil de l’histoire, le personnage se dévoile à nous bribes par bribes, comme les morceaux d’un casse-tête abandonné au fond du coffre à jouets. Des bribes. Des fragments, comme ceux d’un miroir, une glace sur laquelle nous ne posons qu’un bref coup d’œil, effrayé par ce qu’on peut y apercevoir. Justement, Nicholas Dismas redoute ces furtifs regards car les réflexions qu’il y voit, au-delà de son propre reflet difforme, s’avèrent être des révélations infernales… sur quoi? Je ne vous en dis pas plus, je vous invite à le découvrir. Et je vous le dis: vous ne verrez jamais la fin venir!
En somme, James Herbert nous livre avec Les Autres un puissant roman sur l’âme humaine et ses dédales aussi terribles que merveilleux, sur l’image que nous projetons ainsi que sur la réflexion que les autres ont de nous. Le tout enrobé dans une bonne intrigue fantastique, bien maîtrisée et menée d’une plume qui sait encore nous surprendre de livre en livre.
Jonathan REYNOLDS
Graham Masterton
Rituel de Chair
Paris, Milady, 2009, 471 p.
Dernier livre de Graham Masterton à avoir été publié par NéO en 1989, dans leur collection en grand format «NéO +», Rituel de chair reparaît donc ici pour la deuxième fois dans une édition format poche, après un passage chez «Pocket Terreur», et dans une traduction légèrement révisée.
Ce roman a été un des premiers où Masterton s’est écarté de la «recette» qui avait fait son succès immédiat avec Manitou dans les années 1970, avec ses héros affrontant dans des combats quelquefois grand-guignolesques une liste sans fin de démons divers et variés, un peu lassante à la longue… Dans Rituel de chair (originalement paru en 1988), les vrais démons sont finalement ceux qui hantent l’âme humaine et qui gouvernent ses pires instincts sous le couvert d’une vision dévoyée de la religion, et ici plus particulièrement des paroles du Christ…
L’histoire met un peu de temps à atteindre sa vitesse de croisière, qui est celle d’un suspense prenant et bien mené, mais cela contribue à installer l’oppressante atmosphère qui ne lâchera plus le lecteur jusqu’à la fin et à fignoler des personnages originaux, à commencer par celui du héros, Charles MacLean, critique pour un guide gastronomique populaire et stakhanoviste jusqu’à l’écœurement des tests de restaurants de seconde zone. Une profession qui va l’amener à se confronter avec une secte abominable venue de la Nouvelle Orléans, les Célestins, et qui fait pratiquer l’auto-anthropophagie à ses membres de base et l’anthropophagie pure et simple à leurs chefs…! Et lorsque Martin, le fils ado à problème de MacLean, se fait «séduire» par la doctrine insensée des Célestins («Prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps»…) pour atteindre soi-disant les sommets de la spiritualité, notre désormais ex-critique gastronomique se retrouve pris dans un tourbillon d’horreur qui, comme toujours chez l’auteur, se terminera en feu d’artifice final. Certaines scènes du livre, telle que celle du recrutement/infiltration de MacLean dans la secte, ou quelques-uns des personnages auto-mutilés et complètement ravagés, resteront longtemps dans la mémoire du lecteur. Les passages érotiques ne sont pas mal non plus dans le genre…
Voici donc un Graham Masterton vieux de vingt ans mais qui n’a pas pris une ride et vous serre les tripes du début à la fin, alternant suspense, terreur, érotisme et… scènes de gore bien écrites! Le texte est bien servi, si on peut dire dans ce contexte «restauration de l’épouvante», par la traduction impeccable de Jean-Daniel Brèque.
Hum, cela me donne une petite faim, tout ça… Pas vous?
Richard D. NOLANE
Gilles Bizien
Enfants pour l’enfer
Montréal, Pop fiction (Balle d’argent), 2009, 104 p.
Le roman court semble avoir la cote depuis quelque temps: après les éditions Coups de tête et quelques collections chez différents éditeurs, une nouvelle maison d’édition se concentre sur le court roman. En effet, les éditions Pop fiction se spécialisent dans les recueils de nouvelles et les courts romans dans différents genres: science-fiction, fantastique, récit d’aventure et littérature gay. Après la publication de deux recueils de nouvelles (un de science-fiction et l’autre de fantastique), la maison a publié, à l‘automne 2009, un roman dans nos genres de prédilection: Enfants pour l’enfer, premier roman de l’auteur français Gilles Bizien.
Enfants pour l’enfer bénéficie d’une prémisse assez simple: des enfants sont enlevés dans un orphelinat cubain. Leur enseignant, le père Gomez, tente de mener l’enquête pour les retrouver. Il se butera à un plan machiavélique auquel prend part Génius Nedler, grand gaillard affreusement laid qui semble tout droit sorti de l’enfer. Ce sont les deux personnages principaux du roman, même s’ils ne participent qu’à environ la moitié des treize chapitres. Plusieurs personnages ne font qu’une brève apparition, mais ils sont des personnages point de vue, ce qui, de prime abord, semble étrange. Ils sont à peine esquissés, ce qui est dommage: on sent que Bizien aurait pu raconter une histoire plus complexe. Dans un roman aussi court (on parle d’une centaine de pages), le narrateur doit suivre un personnage, sinon ils n’apparaissent pas vivants. C’est malheureusement le cas dans Enfants pour l’enfer: les personnages ne possèdent pas beaucoup de personnalité propre, ils ne sont que des ressorts pour l’intrigue.
Le récit est, en lui-même, assez intéressant: l’histoire, bien que maintes fois racontée, prend quelques tournures intéressantes. On se doute dès le départ que les enfants sont effectivement enlevés pour des rites sataniques. Le rythme aurait pu être lent, en accord avec la langueur des journées cubaines où se déroule le roman, mais heureusement, l’alternance des chapitres courts et des différentes scènes entraîne le lecteur. Car l’une des qualités de ce roman demeure que le lecteur veut savoir la suite et connaître la fin.
Au niveau de l’écriture, l’auteur crée des ambiances à coup de phrases alambiquées, ce qui donne un effet mitigé: plutôt que de provoquer l’angoisse, l’écriture semble souvent trop lourde pour que le lecteur profite pleinement du roman. On sent que le style est travaillé, que l’auteur aime écrire, mais l’émotion n’est pas toujours assez présente pour affirmer que le roman est une réussite. La présence de très nombreux dialogues où abondent les répliques courtes, nuit à la création d’ambiance, d’autant plus que les dialogues ne sont que des enchaînements sans corps, créant l’impression de lire du théâtre.
Le roman procure quand même de bons moments de lecture (la scène vaudou est macabre à souhait). On déplorera cependant le dernier chapitre, qui ressemble trop à un résumé de plusieurs chapitres et qui laisse un arrière-goût désagréable au lecteur. Bizien détenait plusieurs éléments qui auraient pu faire de ce roman une lecture à recommander, mais Enfants pour l’enfer souffre du syndrome du roman court: il donne trop souvent l’impression de résumer un roman plus long. [MF]
Jenna Black
Morgane Kingsley T.1: Démon intérieur
Paris, Milady, 2009, 352 p.
La série Morgane Kingsley, dont Démon intérieur est le premier tome, prend pour postulat de base que les démons existent et qu’ils aiment posséder les humains, souvent contre leur gré En effet, le récit se déroule dans une Amérique où les démons peuvent s’incarner légalement, avec consentement de l’hôte, ou illégalement, en volant un corps d’un humain qui n’a pas donné son consentement. C’est pourquoi il existe des exorcistes qui peuvent chasser ces démons, ce qui les tue. Car il n’y a que deux façons de renvoyer ces démons: le bûcher ou l’exorcisme.
Le personnage principal du roman, Morgane Kingsley, est une exorciste, probablement la meilleure dans son boulot. Son aura peut venir à bout de n’importe quel démon, ou presque. Morgane est une femme forte, grande, déterminée qui aime son travail: elle déteste les démons. élevée dans une famille qui vénère presque ces esprits à des milles des bêtes calomniées de la chrétienté, son frère Andrew héberge un démon, ce qui a causé un froid entre eux.
Dans Démon intérieur, Morgane se retrouve avec un problème assez important sur les bras: c’est elle qui est possédée! Alors qu’elle tente de comprendre pourquoi et comment, elle se retrouve en froid avec Adam, le directeur des Forces spéciales de la police, chargé des enquêtes sur les crimes liés aux démons, suite à un exorcisme. On tentera ensuite de la tuer. Elle ne sait pas qui, ni pourquoi, si on oublie le fait qu’elle est possédée illégalement, et Adam se retrouve sur sa route, pour l’aider.
C’est le début d’une aventure rocambolesque, où Morgane et Adam doivent faire équipe pour protéger l’humanité: une guerre de succession fait rage chez les démons et une faction veut éliminer le réformateur qui tente de monter sur le trône, et qui se trouve être le démon incarné dans Morgane.
Jenna Black, l’auteure de Démon intérieur, de son vrai nom Jennifer Bellak, a publié d’autres romans avant d’entamer sa série mettant en vedette Morgane Kingsley. Elle fait preuve de métier par ses descriptions intéressantes, toujours teintées des pensées de Morgane. Le roman bénéficie d’un narrateur en «je», ce qui permet d’entrer en contact assez profondément avec Morgane. Par contre, toutes les scènes passent par le filtre du personnage et ces teintes apportées aux événements peuvent déranger à certains moments. Certaines scènes auraient gagné à être vécues, par le lecteur, du point de vue d’Adam, car un aperçu de la psychologie du démon aurait été intéressant: après tout, un tel narrateur apporte une vision totalement différente de l’histoire.
Le roman est excellent: les rebondissements surprennent, les personnages sont intéressants, les relations entre les humains et les démons ne sont pas simples et, malgré les opinions de Morgane, l’auteure réussit à nous présenter les faits de façon relativement objective. Là où le roman dérange, c’est dans les différentes scènes de sexe. Il ressort de ces scènes un malaise: le sentiment suscité par l’auteure, à travers le personnage de Morgane, n’est pas agréable. Les scènes, nombreuses, probablement trop, sont plutôt crues et ne servent pas de moteur à l’intrigue: Black aurait pu, assez facilement, ne pas entrer dans les détails sans nuire à l’histoire racontée. Ces scènes, présentes dès le départ, rebuteront certains lecteurs, surtout avec l’accumulation causée par la multiplication de ces scènes.
Mais si on laisse de côté cette propension à la copulation excessive des personnages, Démon intérieur bénéficie d’une intrigue efficace et s’avère un très bon roman de fantasy urbaine.
Mathieu FORTIN
Collectif rassemblé par Serge Lehman
Retour sur l’horizon: Quinze grands récits de science-fiction
Paris, Denoël (Lunes d’encre), 2009, 575 p.
Le français est une langue qui, à la différence de l’anglais, gère la temporalité de ses verbes avec une exquise précision, surtout celle du passé – passé simple, passé composé, imparfait, plus-que-parfait… Le futur n’a que deux versions: le futur et le futur antérieur. J’ai envie d’en proposer une troisième: le présent du futur, qui s’applique plus particulièrement à la science-fiction. Que fait-elle, en effet, sinon nous présenter aujourd’hui, par le biais d’un demain inventé, les présents d’un futur déjà en germe, et surtout la promesse qu’il y aura bel et bien un futur, et donc la présence du futur? C’était d’ailleurs le titre de la collection historique devenue Lunes d’encre, chez Denoël – un changement peut-être prophétique, datant déjà d’une décennie: dans le nouveau siècle, après la date fatidique de l’an 2000, la présence du futur semble devenue plus inquiétante et problématique qu’excitante.
C’est ce que semble illustrer Retour sur l’horizon. La plupart des textes sont clairement identifiables comme de la SF: «Tertiaire» d’éric Holstein, une parabole sur l’être fait d’Avoir et de Paraître des humains modernes, «Les Fleurs de Troie», de Jean-Claude Dunyach (fantasme d’envahissement par l’Autre, fable tragique sur les apories du contact, humain ou alien), «Trois singes» de Laurent Kloetzer (transcription de l’interrogatoire d’un terroriste bien spécial), «Lumière noire» de Thomas Day, (la Singularité et ses conséquences fatales pour l’humanité), «Terre de fraye», de Jérôme Noirez, une autre histoire de contact avec l’Autre, mais plus viscérale. Et puis il y a… la voix toujours singulière de Catherine Dufour («Une fatwa de mousse de tramway», univers de matières toujours dangereuses plus ou moins contenues par un expert en sécurité), et surtout de Xavier Mauméjean («Hôtel Hilbert»: l’univers est un hôtel, les humains son personnel). Ou encore les textes jumeaux et «dickiens» – trop, jusqu’à plus soif – de Fabrice Colin et Emmanuel Werner, ou le kafkaïen mais touchant «Pirate» de Maeva Stephan-Bugni…
Si la qualité littéraire de l’ensemble est indéniable, les contenus m’ont souvent fait penser aux célèbres anthologies annuelles de Gardner Dozois (Best SF of the Year) des années… quatre-vingt-dix, avec leurs nombreux textes baptisés «slipstream», i.e. inclassables, où les arguments SF s’évanouissaient parfois dans l’écriture. On dirait que, après l’engouement pour le space opera «modernisé», un certain nombre d’auteurs français ont effectué le cheminement passé de leurs collègues anglophones, ce détour (cette fuite?) dans le littéraire, avec un délai d’une dizaine d’années. La préface de Lehman – qui vaut le déplacement – essaie positivement cette tendance: au XXe siècle, «[…] la SF, avec son obsession pour le ciel, son intérêt pour les choses premières et dernières, ses spéculations sur la nature de l’espace et du temps et son panthéon d’entités géantes, a été rejetée hors de la littérature, comme de la science. On aurait pu lui pardonner ses néologismes et son goût pour la technique; pas ses ambitions métaphysiques qui sont apparues comme une régression.» Mais elle est acceptée désormais en France comme une «forme de la sensibilité moderne», réintégrée dans le monde littéraire (le succès de La Route à l’appui). Et surtout, elle peut maintenant affirmer sans vergogne sa collusion fondamentale avec la philosophie, la métaphysique, voire la religion. Cette assertion a déclenché une étonnante levée de bouclier en France, où une partie du milieu semble n’admettre que «techno-science» (ou «aventure-action») comme motifs de la SF.
Je dois cependant avouer que, à quelques exceptions près, je n’ai pas trouvé les textes présentés dans ce collectif à la hauteur de cet ambitieux et juste repositionnement de la SF. Par exemple, on aime les grands anciens, Ruellan ou Curval, mais ni l’un ni l’autre texte n’apporte grand-chose au moulin de Lehman – sans dénier ses qualités littéraires, le trop long texte de Curval («Dragonmarx») semble même un retour sur un horizon dépassé depuis longtemps, et heureusement: la SF «politique» assez primaire des années soixante-dix. L’impression globale que j’ai ressentie à la lecture de ce collectif est plutôt celle d’un essoufflement. On peut être plus généreux et parler aussi d’un arrêt sur image, d’une pause pour constater l’état des lieux. Il faudra voir ce qui se profile sur l’horizon de la SF française dans les années à venir. [EV]
Bernard Werber
Le Miroir de Cassandre
Paris, Albin Michel, 2009, 632 p.
à sa manière, Werber se situe dans la même optique que Catherine Dufour dans son roman Outrage et rébellion (voir critique dans Solaris 171): les principaux protagonistes sont des antihéros, des «rebuts de la société», une bande de clochards vivant dans un dépotoir (la métaphore n’est pas à expliquer). Ils accueillent avec réticence une jeune fugueuse de dix-sept ans, Cassandre, dont on suit les réflexions et commentaires intérieurs. Elle a la faculté de voir certains futurs, essentiellement des attentats terroristes, mais ce n’est pas sa seule étrangeté. Comme son frère Daniel, génie des calculs probabilistes qu’elle n’a pas connu mais qui lui a fait parvenir une curieuse montre lui annonçant constamment ses chances de mourir dans les cinq prochaines secondes, c’est une autiste. Ils ont été rendus tels délibérément, par leurs parents désireux de sauver le futur: leur cerveau gauche ne subit pas la «tyrannie» de leur cerveau droit, leur esprit est libéré du carcan des contraintes logiques/diurnes dont les humains ordinaires sont victimes. Cassandre a tout oublié de son enfance avant l’attentat qui a tué ses parents, et sa quête obstinée de ce passé constitue l’un des principaux moteurs de l’action. Mais par ailleurs, comment peut-elle, ainsi coincée au fond du baril social (et constamment poursuivie, capturée, libérée, re-poursuivie…) «sauver le futur»? Les possibilités d’échec sont énormes, comme le lui montrent certains de ses rêves où, dans un lointain avenir, elle est mise en accusation par les générations à venir. (Les lecteurs habituels de SF auront reconnu une variante de motifs illustrés autrement par James Morrow dans sa Trilogie de Jehovah, entre autres, mais je subodore que les lecteurs habituels de Werber n’en font pas tous partie, et de loin, d’où la valeur hautement… pédagogique de ce roman.) Après avoir évité trois attentats majeurs – sans recevoir la moindre gratitude, au contraire –, Cassandre et ses amis clochards (dont un petit surdoué de l’informatique), vont mettre en ligne un «Arbre des Possibles» dont les feuilles sont divers scénarios pour l’avenir, en invitant tout un chacun à offrir des propositions pour y parvenir (Werber, en postface, signale que cet Arbre existe bel et bien en ligne…) et Cassandre, enfin acceptée par sa bande de marginaux, va choisir l’amour et le futur.
Pas d’optimisme béat ici, cependant. Sans compter le décor baroquement abominable où vivent les clochards, et leur nature même – ce ne sont pas des saints, et de très loin –, les diatribes contre la masse amorphe, inconsciente ou carrément criminelle de l’humanité abondent. Il faut toute la fantaisie bon enfant de Werber, son humour parfois surréaliste et ses clins d’œil, pour alléger le mélange: la galerie de personnages pittoresques fortement typés, les fugues animistes, juste au ras du Nouvel-Âgeux, de Cassandre branchée sur l’univers tout entier, les rêves où elle rencontre l’autre Cassandre, la malchanceuse prophétesse troyenne… Mais il y a surtout sa foi indécrottable en la possibilité du salut: même s’il existe seulement 1 ou 2 % de probabilités positives, c’est pour elles qu’il faut continuer à se battre, sans se résigner. Certes, les futurs meilleurs imaginés par les clochards de Werber sont souvent d’une naïveté «y-a-qu’à» qu’on peut trouver sympathique ou navrante, (sans du tout les attribuer à l’auteur, cependant, qui les critique par ailleurs), mais ce que je retiens de ce roman, quant à moi, c’est la volonté d’action au niveau des individus, la saine obstination à croire que tout est toujours possible, même le meilleur. Et l’amour de la science-fiction, longuement décrite ici comme la seule littérature – la seule vision du monde – à même de transformer assez les esprits pour apporter d’éventuels changements positifs (Cassandre et son frère en ont été délibérément nourris par leurs parents).
Compte tenu de l’accueil toujours… ambivalent du milieu SF français à l’égard de Bernard Werber, il peut sembler provoquant de le dire, mais j’ai presque trouvé davantage de SF, et moderne, dans ce roman, que dans tout le collectif de Lunes d’encre. Non seulement le futur y est aussi présent que le présent, mais il peut encore apporter des présents! Contre l’hypnose actuelle de l’éternel instant dans l’oubli perpétuel du passé et de ses leçons, l’optimisme raisonné de la SF persiste: oui, il y a une ligne ininterrompue du temps humain, oui, l’Histoire humaine est un perpétuel devenir, avec un futur qu’il nous appartient chaque jour de rendre viable en l’imaginant – en le rêvant.
Élisabeth VONARBURG
Mise à jour: Janvier 2010 –