Lectures 180
Mathieu Arès, Joël Champetier, Philippe-Aubert Côté, Norbert Spehner, Jean-Louis Trudel, Élisabeth Vonarburg
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.2Mo) de Solaris 180, Automne 2011
Roland C. Wagner
Rêves de Gloire
Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2011, 697 pages.
Qu’il s’agisse d’une uchronie dont la principale divergence originaire est l’assassinat de Charles de Gaulle en 1960 est peut-être l’aspect le moins intéressant de cet ouvrage. Roland Wagner signe une fresque monumentale qui tient tout à la fois de l’utopie, du roman historique, de la SF uchronique (du vinylpunk?) et de la réflexion sur l’histoire personnelle de l’auteur. Et, avec tout ça, Rêves de gloire se lit d’une traite, l’auteur ayant depuis longtemps maîtrisé l’art de ficeler une scène sans mots inutiles, percutante ou émouvante au besoin, et de la conclure avec une phrase coup de poing ou une chute inattendue.
Le principal effet de la mort prématurée du général de Gaulle, c’est de permettre la survie d’un reliquat de l’Algérie française: des enclaves portuaires qui se réduisent en définitive à l’Algérois centré sur la ville d’Alger. Le récit démarre vraiment quand l’ancienne casbah vidée de ses habitants commence à accueillir les premiers «vautriens», des jeunes épris de liberté, d’amour, de musique et d’acide (le LSD de Timothy Leary porte le nom de Gloire, d’où le titre) qui ont fui une France répressive. Les années soixante ne sont pas si différentes, après tout, même si le président Kennedy a survécu à sa tentative d’assassinat, et même si Albert Camus est encore vivant, lui aussi, écrivain national de l’Algérois.
Les choses se corsent au milieu des années soixante-dix. En France, une dictature militariste de droite a pris le pouvoir à la faveur d’un coup d’état à la Pinochet. Il va naître de la contestation montante en Algérois une insurrection pacifique qui va donner son indépendance à la Commune d’Alger pendant quelques décennies. Mais cette histoire différente de la nôtre dépend de nombreux points tournants (le coup de force soviétique de 1956 en Hongrie a échoué, tandis que l’opération de Suez des Anglais et des Français quelques semaines plus tard a réussi, poussant les Soviétiques à investir beaucoup plus de moyens dans la conquête de l’espace, si bien qu’ils manquent coiffer au poteau la NASA en 1969) et il subsiste de nombreux points obscurs – de l’identité d’un apôtre français de la non-violence dans l’arrière-pays algérien juste avant l’accord de paix avec la France à l’existence (ou non) du fabuleux trésor de guerre du FLN.
C’est l’élucidation de ces mystères qui retient l’attention du lecteur aux prises avec une narration à plusieurs voix. La principale qui se détache est celle d’un fan de disques vinyle qui a grandi dans la Commune indépendante, qui est l’héritier sans le savoir de quelques secrets du passé et qui se lance sur la piste d’un quarante-cinq tours introuvable qui semble porter malheur.
Le choix de l’auteur d’être avare de noms propres et de s’amuser à brouiller les cartes en multipliant les personnages peut engendrer la frustration, mais cette décision fait aussi de son texte une œuvre chorale dont les voix assez indifférenciées finissent par se confondre et s’unir comme si c’était la matière même de l’uchronie qui s’exprimait de cette manière symphonique. On s’intéresse par conséquent plus à la trame de la tapisserie qu’aux intrigues qui lui servent de motifs. (Si Wagner tenait à ce qu’on saisisse tous les tenants et aboutissants de l’histoire, il n’avait qu’à se montrer plus explicite.)
Quelques thèmes ressortent. Il y a la possibilité de l’utopie réalisée, incarnée par cette Commune d’Alger obtenue presque sans violence, même si elle semble promise à un sort presque aussi funeste que celui du «rêve enclavé» d’Ayerdhal dans Parleur (1997). Il y a l’invention d’une épopée musicale francophone en terre algéroise qui n’a jamais eu lieu, mais dont les péripéties sont racontées avec tendresse et un brin de folie. Et il y a l’espoir de changer le monde, qui animait les «vautriens» de la casbah et leurs successeurs.
L’uchronie peut cacher un roman historique – La Constellation du lynx (2010) de Louis Hamelin –, ou une thèse politique – L’Histoire de la République de Québec (2006) de Denis Monière. Ici, Wagner signe un acid dream optimiste qui nous plonge dans un rêve dont on ne voudrait pas ressortir.
Jean-Louis TRUDEL
Roland C. Wagner
Rêves de Gloire
Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2011, 697 pages.
L’uchronie (ou encore «univers divergents») a la cote en France. On est habitué aux Héliot, Bordage et autres Mauméjean (pour n’en citer que trois!), mais voilà que s’y met un auteur auquel on ne s’attendait pas, connu surtout pour ses nouvelles et son hilarante et excellente série Les Futurs Mystères de Paris. à vrai dire, Roland Wagner avait déjà commis une uchronie, H.P.L. (1890-1991), où Lovecraft vit jusqu’à cent dix ans, ce qui lui permet des échanges mouvementés avec P. K. Dick et R. Heinlein. Avec Rêves de Gloire, Wagner explore plutôt la mythologie française, si l’on peut dire: le début des années soixante, le moment où la France a vraiment cessé d’être un empire colonial en quittant l’Algérie.
Le général De Gaulle meurt en 1960 dans un attentat. La France bascule alors dans une instabilité politique croissante qui la pousse vers un régime autoritaire, voire dictatorial, soutenu par les militaires. On met fin à la guerre d’Algérie en lui donnant son indépendance tout en gardant trois enclaves. La première (Bougie) est rétrocédée six mois plus tard. La seconde (Oran) est également rendue, servant de contre-feu, car on espère garder l’Algérois, essentiellement la ville d’Algers. La divergence initiale menant à cet univers parallèle est cependant plus internationale: les Américains et les Russes étaient nez à nez dans la course à l’espace, le module des Russes s’est écrasé sur la face cachée de la Lune, on a cru les Américains arrivés en premier; les Russes se sont alors lancés dans la conquête de Mars, se détournant quelque peu de leur soutien aux mouvements de libération de gauche (dont le FLN algérien, ce qui change la donne en Algérie) et, dans le présent début de XXIe siècle du narrateur, l’URSS existe toujours.
C’est sur ce fond solide que se déroule Rêves de Gloire. Mais si le titre évoque irrésistiblement la nostalgie impérialiste encore bien vivante en France, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Roland Wagner refait non seulement l’Histoire, mais aussi la «petite» histoire (aussi importante, sinon parfois plus), l’histoire culturelle.
En effet, toute une jeunesse rebelle qui se sait destinée au casse-pipe algérien par le service militaire obligatoire non seulement déserte, mais se trouve aussi poussée, voire déportée par le gouvernement «aux colonies», i. e. dans les enclaves françaises et, lorsque celles-ci sont rendues à l’Algérie, dans l’Algérois. Cette jeunesse-là, désignée par le terme «vautriens» (des vauriens qui se vautrent…) a connu son Wood-stock à Biarritz, et Tim(othy) Leary l’a nourrie de «gloire», la drogue qu’il a apportée avec lui d’Amérique. Et elle aime, écoute et produit de la musique, beaucoup de musique. Sa concentration forcée en Algérois va produire une explosion de «sexe, drogue & rock’n’roll» qui nous est familière, mais transposée avec brio dans des lieux et surtout dans une culture qui ne l’est pas – surtout de ce côté-ci de l’Atlantique.
Ayant parfaitement assimilé la leçon de Dick dans Le Maître du Haut Château, Wagner nous présente son univers divergent par le petit bout de la lorgnette, vu par des gens ordinaires: vautriens et vautriennes, idéalistes pragmatiques et communautaires (la révélation majeure de la gloire, c’est qu’il n’y a pas de Dieu), troufions plus ou moins paumés, combattants de la liberté algériens, militaires français purs et durs, pieds-noirs expatriés, harkis, musulmans, chrétiens, juifs, toute la faune bigarrée qui se presse à Algers, surtout lorsque celle-ci devient la dernière enclave française où s’est déversée la population qui n’a pas pu ou voulu retourner dans la métropole. Des noms et des prénoms flottent ici et là, mais tous les personnages sont les narrateurs anonymes de leur propre petit morceau d’histoire et, ce qui est admirable, c’est qu’en général on ne se perd pas dans ces voix entremêlées, qui sont chacune assez caractéristique.
On ne se perd pas non plus – pas trop – dans la trame temporelle, un long retour en arrière structuré par un souple va-et-vient entre divers moments illustrant la marche à l’indépendance de l’Algérie, d’une part, puis le déclenchement de la sécession de l’Algérois, qui va devenir une Commune libre – dans la foulée du mouvement vautrien. Le tout est en effet scandé par la musique psychodélique présentée en notes musicographiques où l’on voit passer des noms connus et inconnus (Johnny Hallyday est mort jeune dans un attentat en Algérie, son principal guitariste est un noir antillais à la Jimi Hendrix, Dieudonné Laviolette, les musiciens des Silver Beetles sont devenus des accompagnateurs de studio…), assurant ainsi le vacillement entre les réalités qui est le plaisir et le défi propres à l’uchronie.
«Rêves de Gloire», en effet, est le titre d’un disque vinyle hyper rare des Glorieux Fellaghas, groupe mythique de la musique psychodélique, et le narrateur principal est un maniaque collectionneur et revendeur de disques. On assiste par bribes à la création de celui-ci, au confluent de plusieurs des narrateurs anonymes, mais l’important, c’est que quelqu’un recherche ce disque et en tue les propriétaires. C’est la trame pseudo-policière – très lâche – qui anime le roman.
Il y aurait encore bien des détails à relever dans ce roman riche et complexe – par exemple, la révolution informatique et le P2P y existent, et Wagner a inventé des termes «alternatifs» («un clic sur le mulot» par exemple, qui rend à nos «souris» leur charge de bizarrerie comique, ou les «minifiles»). On pourrait aussi évoquer l’aspect autobiographique, à la fois réel – Wagner est connu dans le milieu SF français comme musicien et grand fumeur –, et fantasmé: il est né à Bab El Oued, en Algérie donc, mais en 1960; les références soixante-huitardes n’en sont donc pas de directes pour lui même s’il rend très bien le grand souffle libertaire et communautaire de ces années-là. Et enfin la mise en abyme du roman, puisque dans les deux brèves scènes cadres, au début et à la fin, on rencontre rien moins qu’Albert Camus, lequel ne s’est pas emplatané sur une route de l’Yonne en 1960, et projette d’écrire… une uchronie sur l’histoire de l’Algérie.
On aura compris qu’il s’agit là d’un grand roman, certainement le meilleur de Roland Wagner. On peut cependant se demander ce que des lecteurs québécois pourraient en tirer, fussent-ils amateurs de musique rock & pop et au courant de l’histoire européenne de la deuxième moitié du siècle dernier. Mais de fait, peut-être y a-t-il là pour nous un intérêt supplémentaire: le tableau d’une dynamique sociale et politique irriguée par une nouvelle vision du monde, des idées généreuses qui font leur chemin dans toute une génération pour aboutir enfin à une indépendance conquise dans l’enthousiasme collectif, et pacifiquement.
Chaque lecteur nourrit ses propres uchronies nostalgiques.
Élisabeth VONARBURG
John Ajvide Lindqvist
Laisse-moi entrer
Paris, Milady (Poche terreur), 2011, 606 p.
Le thème des vampires se révèle surexploité ces temps-ci. Après la vague de sorciers se battant contre les forces du mal, on a droit à celle des vampires, plus ou moins originale dans son approche. Les œuvres que cette vague a engendrées ne s’avèrent pas toutes de valeur égale, mais il m’apparaît important de souligner une publication marquante dans le genre qui, loin de simplement s’inscrire dans une mouvance en particulier, préfère s’en détacher, abolir les règles instituées pour mieux bâtir par la suite. Ou mieux détruire, peut-être.
Le roman Laisse-moi entrer du Suédois John Ajvide Lindqvist a été publié au bon moment. Alors que nos chères têtes blondes s’abreuvaient aux fantasmes de la série Twilight, une œuvre étrangère surfant sur les mêmes thèmes tentait de se tailler une place de choix parmi la littérature de genre. Pari à moitié réussi. Je me fais l’avocat du diable l’espace de quelques instants en affirmant que la faute revient aux éditeurs.
Le roman de Lindqvist demeure inclassable. Les éléments que l’on retrouve habituellement dans un thriller sont totalement absents de cette œuvre-ci, tout comme ce qui devrait relever du fantastique. Il s’agit ici plus d’une œuvre réaliste dont l’aspect fantastique relié aux vampires n’est semé qu’à petites doses afin d’ancrer le roman dans une réalité quotidienne proche de celle que nous vivons. Alors que le domaine de l’édition littéraire fourmille de classifications en tous genres, les éditeurs ont tenté leur chance en apposant une étiquette précise à ce livre qui, contre toute attente, semble s’en détacher.
De mon point de vue, Laisse-moi entrer relève autant de la littérature de genre que de celle dite générale. Oui, il s’agit bien d’une histoire de vampires. Mais au-delà de la simple représentation ordinaire que l’on peut se faire d’une telle créature, Lindqvist choisit plutôt de montrer la cruauté de notre monde. L’image des vampires renvoie alors aux différents travers de notre société, au passage trop précipité de l’enfance vers la vie adulte, à la violence perpétrée par un monde qui banalise tout, en n’épargnant personne. Une critique sociale acerbe et juste.
Pour avoir adoré l’adaptation cinématographique que le réalisateur Tomas Alfredson a tirée du roman, je me rends compte que Lindqvist, qui en a signé le scénario, a réalisé un formidable travail d’épuration. Peut-être n’étais-je pas préparé à recevoir une gifle aussi foudroyante, l’auteur se jouant d’un effet-miroir en nous balançant en plein visage les horreurs que peut perpétrer notre société baignant dans une violence extrême.
Ce roman prend pourtant tout le contre-pied d’un thriller ordinaire. On ne se demande pas un seul instant ce qui se passera. Au lieu de susciter nombre de questions, le personnage principal, Eli, les étouffe en dévoilant tout de suite ce qu’il est. Et si on ajoute à cela que l’on peut facilement le comparer à une planche de contreplaqué, on finit par se demander de quelle façon aboutira le livre.
Le lecteur n’est qu’observateur dans une histoire où il aimerait être acteur. Et le style de l’auteur (ou peut-être est-ce la traduction), ne s’avère pas des plus convaincants: aussi fade qu’un repas de cafétéria, la petite dose d’hémoglobine ne relève en rien le goût d’une sauce qui ne prend pas. Quant aux dialogues, ils semblent tous plus inutiles les uns que les autres, les personnages ne finissant que rarement leurs phrases. Sans parler des fois où ils partent carrément sur des sujets sans rapport, nous mêlant dans la lecture par manque de fluidité.
On ne peut par contre passer sous silence la descente aux enfers particulièrement réussie d’un des personnages principaux. Probablement le meilleur moment de lecture de ce roman, l’instant où je suis resté le plus attentif, ne feuilletant pas plus loin pour savoir combien de pages il me restait encore à lire avant la fin du supplice. Hélas, cette portion de l’histoire arrive beaucoup trop tard, soit après un ennui de près de quatre cents pages. Rares seront les lecteurs qui passeront outre le style peu entraînant de l’auteur et se rendront jusqu’à la toute fin qui, elle, mérite véritablement d’être lue.
J’aurais voulu aimer Laisse-moi entrer. Sincèrement. Certes, l’œuvre de Lindqvist trouvera son public, dont je ne fais malheureusement pas partie. En présentant une vision tout à fait nouvelle du vampire, le roman aurait pu s’avérer être une œuvre beaucoup plus intéressante. Mais, servie par un style sans saveur, le récit ne lève pas du tout. Trop de personnages, trop de descriptions inutiles et un scénario trop éparpillé.
La virulente critique sociale au centre de cette histoire ne méritait pas un tel désastre. Dommage.
Mathieu ARèS
Roger Bozzetto
Les Univers des fantastiques: dérives et hybridations
Aix-en-Provence, P.U. de Provence (Regards sur le fantastique), 2011, 206 p.
N. Vas-Deyres et L. Guillaud (dir.)
L’Imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction
Bordeaux, P.U. de Bordeaux (Eidô-lon), 2011, 292 p.
Il fut un temps où les Anglo-Saxons damaient le pion aux Français dans le domaine des études sur les genres de l’imaginaire. Mais depuis quelques années, les chercheurs français ont repris du poil de la bête et il se publie de plus en plus d’ouvrages théoriques, d’études historiques et thématiques sur le fantastique et la science-fiction, grâce aux efforts soutenus de penseurs avisés et passionnés comme, entre autres, Lauric Guillaud ou Roger Bozzetto.
Notre collègue Roger Bozzetto s’affirme, ouvrage après ouvrage, article après article, comme le théoricien incontournable des genres de l’imaginaire, avec à son actif plus d’une dizaine de livres et de collaborations. Dans Les Univers des fantastiques, son dernier opus, certains chapitres sont des réécritures d’articles et/ou interventions dans les colloques, auparavant publiés. La thèse centrale de l’ouvrage: «les formes qui rendent compte des rapports de l’imaginaire comme de l’inimaginable ont évolué. Les frontières entre les genres sont bouleversées, devenues poreuses. Elles s’hybrident, sont en dérive, en perte de sens.» Il va donc montrer comment les textes et les thèmes étudiés posent un regard différent sur les transformations de ces paysages culturels neufs et sur les problèmes qui en découlent.
Difficile d’entrer dans le détail de cet ouvrage foisonnant, toujours écrit dans une langue limpide et accessible, mais on peut mentionner les principaux auteurs et thèmes abordés dans son analyse: l’invisible et l’indicible de la mort et l’immortalité, l’immortalité de la science-fiction, André Pieyre de Mandiargues, Tomaso Landolfi, Graham Masterton, Haruki Murakami, Yoko Ogawa, Maurice Renard, Théophile Gautier, Ballard et j’en passe. Bozzetto aborde les principales facettes de l’imaginaire, de la fantasy à la SF en passant par le fantastique. Une occasion de plus pour réfléchir sur vos genres favoris et, pourquoi pas, trouver de nouvelles pistes de lecture, découvrir de nouveaux auteurs comme ces écrivains japonais que je ne connaissais pas!
L’Imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction est une compilation de plus de vingt articles thématiques compilés par Natacha Vas-Deyres et Lauric Guillaud. Si les sujets abordés sont familiers aux fans de SF et de fantastique, il en va autrement pour ce qui est du niveau académique des textes pas toujours faciles d’accès.
Le livre est composé de quatre grands axes thématiques: le temps protéiforme, multidirectionnel, subjectif de la science-fiction; l’imaginaire du temps dans le fantastique: transgression, résurgences, hantises; le temps fantastique et science-fictif à l’écran; le temps du mythe, temps cyclique, mondes perdus et passé réel.
à signaler pour les amateurs québécois: dans la deuxième partie, Simone Grossman (Université Bar Illan, Israël) signe un texte intitulé «Transgression temporelle et réécriture dans le fantastique québécois de la postmodernité», dans lequel il est question des écrits d’André Berthiaume, de Daniel Sernine et d’André Carpentier.
Un ouvrage foisonnant où les auteurs de divers horizons abordent les œuvres de Philip K. Dick, H. P. Lovecraft, Jorge Luis Borges, Dino Buzzati, Wilkie Collins, Mary Elizabeth Braddon, Montague Rhode James (bizarrement orthographié Montagu… quid?), Edgar Allan Poe et de nombreux autres parfois moins connus. Une occasion de réfléchir sur «le dynamisme créatif infini des littératures et du cinéma de l’imaginaire» et sur le temps «au cœur de l’individu, de sa subjectivité, de la compréhension de son identité, et de sa mémoire, de son rapport au monde physique».
Norbert SPEHNER
Jacques Barbéri
Le Landau du rat
Clamart, La Volte, 2011, 377 p.
On pose souvent la question: «Y a-t-il une spécificité nationale dans les genres – et en particulier dans la science-fiction?» Et la réponse est «oui, en gros», car en dernier res-sort, la relation entre un écrivain – être idiosyncratique par excellence – et son milieu, famille, classe, ou pays, est en général des plus complexes, et toute généralisation serait abusive. «école» est une étiquette le plus souvent rétroactive. Il y a des mouvances, il y a des courants, il y a des modes, même, certains s’y rattachent selon une géométrie variable dans le temps et certains… les créent: ainsi les auteurs romantiques ou les surréalistes, ou, dans notre domaine, les cyberpunks. à notre époque où il faut savoir se coller une marque commerciale pour apparaître sur le radar du public, les «mouvements» ont tendances à se déclarer tels plus rapidement, c’est tout. Ils sont aussi plus rapidement biodégradables (peut-être y a-t-il un lien entre ces deux faits…)
Lorsqu’on va sur la page web de Jacques Barbéri, on tombe en entrée sur une petite photo en noir et blanc, sans commentaire, de cinq jeunes gens plus ou moins souriants, barbus et chevelus, qu’on peut situer dans les années quatre-vingt. Seuls les (beaucoup) plus de vingt ans, et surtout hors de France, peuvent y reconnaître les auteurs Emmanuel Jouanne et Francis Berthelot, ou en-core Jean-Pierre Vernay, les autres (Lionel Evrard, Frédéric Serva) étant restés pas mal à l’arrière-plan de la SF française. Ce sont les fondateurs du mouvement «Limite» dont était Jacques Barbéri (aussi sur la photo). Je pourrais signaler qu’Antoine Volodine s’y est également rattaché. à qui ce nom dira-t-il quelque chose? à des lecteurs qui nagent dans les toujours intéressantes marges où littérature dite générale et littérature dite de genre(s) fricotent ensemble sans jamais le dire bien haut.
Ce qui est le cas du Landau du rat, dans le paratexte codé duquel seuls les initiés comprendront en filigrane qu’il s’agit… eh bien, de quoi, exactement? On y parle de l’obsession du temps et de la mémoire, de «l’humour de l’absurde et du désespoir», il y a en postface un article de l’universitaire (québécoise, au fait) Christiane Mélançon… mais la préface est de Francis Berthelot. Pour ceux à qui ce nom ne dirait rien, on apparente l’univers de Barbéri à ceux de P. K. Dick et de J. G. Ballard. Voilà, pourrait-on dire, une spécificité nationale?
Il y a en effet tout un courant de la SF française qui se réfère presque systématiquement à ces deux auteurs, avec qui il s’est trouvé plus en résonance qu’avec, disons, Heinlein ou Asimov. La raison en est sans doute que, par leur questionnement du réel, Dick et Ballard rejoignent le surréalisme, entre autres (un mouvement international, mais où le Français André Breton s’est attribué un rôle de premier plan) et qu’ils semblent tous deux fascinés par les excroissances proliférantes d’un imaginaire en délire plus ou moins prisonnier d’une chair difficile à vivre (un auteur qui se rattacherait à cette «mouvance» serait Serge Brussolo, qui a précédé le groupe Limite et n’y a jamais appartenu). Qu’on en juge par le résumé de quelques-uns de ces textes: «Dans des abris antiatomiques transformés en ruches à homoncules, de gigantesques femelles aux corps flasques pondent des milliers d’œufs. Des hommes-bouteilles jetés à la mer viennent se fracasser contre les rochers… des oiseaux au sang bouillonnant explosent en plein ciel… des radeaux-bars flottent sur des lacs de mercure… les symbiotes sirthiens sont prêts à vous étouffer pour ingérer un peu de crasse… sur Overmonde, presque tous les habitants sont des cadavres…»
Alléchant, pourra-t-on dire, pour peu qu’on apprécie le surréalisme et ses images d’un réel fracassé de poésie, et qu’on n’attende pas d’un texte qu’il raconte une histoire un peu cohérente. Deux fonctions que remplissent parfaitement les vingt-neuf nouvelles de ce recueil.
Les longues nouvelles de ce long recueil. Et là réside pour moi le principal problème (je ne dis pas nécessairement défaut) de celui-ci, côté réception. Trop, c’est trop. Le réel fracassé s’accommode mal de l’incohérence narrative systématique, surtout sur de longues distances. Cela tient entre autres à une particularité de la lecture comme telle: elle a besoin de contrastes pour assurer et maintenir une bonne perception, que ce soit au plan de la phrase ou de la narration; or on se noie ici dans le déluge continu des images et des situations et on y devient rapidement insensible.
Par ailleurs, la capacité mentale à basculer en régime nocturne, onirique («absurde, irrationnel») des images, ou du moins de l’enfilade de ces images tenant lieu de narration, alors qu’on est dans le régime tout de même diurne (à dominante «rationnelle») de la lecture a des… limites. Comme pour la poésie (un des amours déclarés de Barbéri), on peut s’abandonner à l’effet coup-de-poing, au court-circuit mental illuminant, dans des textes plus ou moins brefs selon le seuil de tolérance des uns et des autres. Mais sur dix, quinze, vingt ou trente pages? Le lectorat possible rétrécit de manière considérable. Et quand on a plus de trois cents pages sur ce mode, même en lisant à petites doses, l’effet «bouillie» devient hélas prépondérant.
à défaut donc d’un plaisir de lecture limité (décidément…) à des phrases plus fulgurantes ici et là, on a au moins les parenthèses encadrant le texte: l’excellente préface de Francis Berthelot (qui parle en connaissance de cause; mais lui a très vite su faire la paix avec le narratif…) et l’essai conséquent de Christiane Mélançon. Ces deux modes d’emploi permettent de mieux ap-précier les «intentions» de l’auteur. Un texte, objectera-t-on, ne devrait-il pas parler de lui-même? De fait, celui-ci parle. Beaucoup. Ce qu’il a à dire, et surtout à qui d’autre que l’auteur, cependant… La question reste posée.
Élisabeth VONARBURG
Greg Bear
La Cité à la fin des temps
Paris, Bragelonne (Science-fiction), 2011, 477 p.
Le verdict est implacable: nous sommes mieux d’en rester là. C’est la troisième ou quatrième danse que Greg Bear et moi nous nous accordons, et il faut se rendre à l’évidence: nos goûts divergent trop pour que nous nous entendions. Contentons-nous de rester amis. Quoique…
Bear constitue l’une des figures incontournables de la hard science, aux côtés d’autres canons comme David Brin ou Gregory Benford (avec qui, d’ailleurs, il avait été retenu par la succession d’Asimov pour écrire une suite à Fondation). De Bear, j’avais lu notamment La Musique du sang, roman souvent cité comme un exemple d’histoire mettant en scène une forme de nanobots envahisseurs. Si La Musique du sang commençait très bien et constituait un page turner, la fin sombrait dans une pseudoscience tellement tirée par les cheveux que j’avais jeté le bouquin par la fenêtre (avant de me rappeler que je l’avais emprunté à la bibliothèque…). Comme j’avais par la suite lu quelques nouvelles de Bear plutôt potables, j’étais décidé à lui laisser une seconde chance côté roman. Et puis, le synopsis de La Cité à la fin des temps m’intriguait.
La Cité à la fin des temps oscille entre deux époques. D’abord un futur lointain (1014 années après le Big Bang) où l’Univers physique s’est déstructuré, devenant une sorte chaos intelligent qui a englouti galaxies et planètes. Seule une cité où vivent les derniers posthumains a survécu, une simple bulle à l’abri du Chaos. Mais le compte à rebours final vient de commencer: après avoir envahi l’espace, le Chaos envahi maintenant le passé… Les effets de cette invasion commencent déjà à se faire sentir à notre époque contemporaine (la seconde époque mise en scène). à Seattle, Ginny, Jack et Daniel, trois humains dotés de la faculté d’habiter d’autres versions d’eux-mêmes à travers les divers univers parallèles, constatent que la réalité commence à s’effriter. Pourront-ils empêcher le Chaos d’engloutir leur monde? Et pourquoi de mystérieux tueurs cherchent-ils à les éliminer?
La lecture de ce roman m’a re