Sci-néma 205
Sci-néma
Sci-néma a rarement discuté de séries télévisées, surtout par manque de temps. Un film a une durée moyenne d’un peu plus de deux heures, mais les séries enchaînent huit, dix, parfois vingt-quatre émissions de 40 à 60 minutes… ce qui demande un peu plus de dévouement. (Les cinq séries commentées ci-dessous totalisent près de quarante-sept heures de visionnement, soit plus du double que la dizaine de films traités dans une chronique Sci-néma régulière…)
Mais ignorer ce qui se fait au petit écran est de plus en plus un signe d’hermétisme. La SF télévisée a beaucoup changé depuis quelques années, et le niveau de qualité ne cesse de s’améliorer. Acteurs de premier plan, réalisateurs d’expérience, effets spéciaux spectaculaires, intrigues complexes et personnages bien développés sont maintenant communs à la télévision, et la qualité du résultat est souvent équivalente au standard technique hollywoodien.
Sci-néma se paie donc, afin de souligner son dernier épisode, une chronique spéciale entièrement dévouée à l’imaginaire télévisé. Au menu : cinq séries relativement récentes qui ont récolté une bonne part d’attention et qui montrent où en est rendue la forme… et ce qui nous y a menés.
Étude de cas : Changement technologique et SF télévisée
Il n’est pas suffisant de dire que la SF télévisée a bien changé – il est essentiel d’expliquer pourquoi il en est ainsi. Car si la science-fiction décrit depuis ses origines comment des changements technologiques peuvent mener à des impacts allant au-delà des répercussions de premier ordre, voici que la SF télévisée s’avère un cas d’étude en la matière.
Les choses étaient différentes il y a trente ans. Prenons par exemple Star Trek : The Next Generation (1987 – 1994). Conçu à une époque préweb où la télé câblée n’est pas encore la norme et où la seule option au visionnement en direct est l’humble magnétoscope, ST : TNG est structuré selon les limitations de l’époque. Puisqu’il faut garder les budgets bas, il est nécessaire d’utiliser les décors de l’Entreprise comme fondation pour tous les épisodes. Puisqu’il n’est pas garanti que les spectateurs voient chaque épisode de semaine en semaine, le statu quo de la série n’est guère affecté d’épisode en épisode. Lorsqu’il y a changement, il est habituellement motivé non pas par des facteurs artistiques, mais par des impératifs de production : un acteur quitte la série, les budgets sont sabrés et ainsi de suite. Les scénaristes approfondissent les personnages et des concepts tels les Borgs au cours des années, mais manquer une douzaine d’épisodes (car les saisons de ST : TNG comptent habituellement 26 épisodes, la norme de l’époque) n’est pas une catastrophe puisque la plupart de ceux-ci sont interchangeables.
Les choses commencent à évoluer au milieu des années 1990, avec la percée de la télévision câblée et la vaste présence d’enregistreuses VHS. Ce sont deux facteurs qui permettent aux admirateurs de certaines séries (car l’émergence des forums Usenet et des premiers sites web le démontre à l’époque, il y a alors de plus en plus d’admirateurs organisés) de « s’abonner » à une émission, peu importe sa case horaire. Des séries telles Babylon 5 et, dans une moindre mesure, The X-Files et Deep Space Nine, adoptent un format semi-épisodique : en plus d’une histoire développée à l’intérieur de chaque épisode, voilà que des intrigues s’ébauchent pièce par pièce au fil des saisons, créant une « mythologie » qui affecte profondément l’émission. Les développements narratifs intentionnels prennent parfois les commandes, et dans le cas de Babylon 5, il n’est pas rare de voir des séquences entières d’épisodes qui racontent une intrigue impossible à contenir en 45 minutes, bouleversant la nature de la série.
Les choses changent encore durant la décennie 2000, alors que les coffrets DVDs devenus abordables offrent une autre occasion aux admirateurs de voir (et revoir) les émissions à leur gré, souvent en rafale du début à la fin. L’arrivée massive d’enregistreurs numériques renforce la tendance. La SF télévisée réagit : par exemple, la série Fringe (2008-2013), après un départ épisodique, s’engage progressivement dans une narration saison-par-saison qui fonctionne nettement mieux lorsque vu en continu que semaine après semaine.
Une autre évolution parallèle survient vers 2010, alors que les chaînes câblées payantes spécialisées en cinéma réalisent le potentiel des séries pour fidéliser les audiences et investissent pour produire leurs propres émissions de fiction. C’est une percée techno-économique qui mène à un changement artistique : ces chaînes spécialisées ont beaucoup moins de restrictions au sujet de la violence, la nudité et les thèmes abordés que pour les grandes chaînes diffusées « sur ondes publiques ». Mad Men et Breaking Bad affirment la tendance, et Game of Thrones change l’univers télévisuel en allant plus loin que les autres.
Le plus récent changement est tout aussi dramatique quand, en 2013, Netflix décide de lancer sa propre production House of Cards. Autre paradigme : les émissions sont mises en lignes en bloc de saison entière, plutôt qu’une à chaque semaine. C’est un choix délibéré, alors que les émissions produites par Netflix sont conçues comme de longues histoires s’étalant sur de multiples « chapitres ». Le nombre d’épisodes restreint (8-13 épisodes, plutôt que la vingtaine d’épisodes des séries des grands réseaux américains) permet de mieux utiliser les budgets — on raconte que pour la septième saison de Game of Thrones, le budget par épisode avoisinait les quatorze millions de dollars, ce qui rivalise avec beaucoup de films modestes.
(Pour être honnête, on admettra que le modèle de la télésérie à une seule intrigue étalée sur un plus petit nombre d’épisodes est loin d’être nouveau… à la télé britannique, qui a depuis longtemps adopté ce paradigme. Mais bon – Sci-néma examine ici surtout le marché américain.)
La somme de ces changements, c’est que circa 2017, il est possible de se demander si nous sommes parvenus à un âge d’or de la série télévisée : « Peak TV » selon l’expression étatsunienne. En termes de quantité, la question ne se pose plus : selon une étude de la chaîne spécialisée FX Networks, il y avait pas moins de 455 séries télévisées scénarisées en 2016, un nombre qui devrait croître encore en 2017 étant donné l’arrivée de nouveaux joueurs non traditionnels tels Facebook et Apple.
En termes de qualité technique, ce qui est offert est d’une qualité inégalée. Les outils à la disposition des concepteurs n’ont jamais été aussi capables et aussi abordables : la production est entièrement numérique, les effets spéciaux sont employés à bon escient, il y a de nombreuses équipes capables de travail hautement professionnel à l’extérieur de Los Angeles et les budgets sont maintenant assez généreux. Cette évolution des moyens techniques est accompagnée de la migration au jadis petit écran de créateurs et d’acteurs de premier plan ayant fait leur renommée au cinéma. La frontière historique entre les acteurs cinématographiques et télévisuels est pratiquement disparue, et c’est à l’avantage de tous – en entrevue, plusieurs acteurs avouent priser la chance de creuser des personnages pendant plusieurs épisodes plutôt que dans un seul film de quelques minutes.
Au niveau artistique, il y a aussi eu changement de cap. La plupart des séries sont maintenant conçues selon le modèle sériel – chaque épisode est un chapitre d’une plus longue histoire, parfois aux frontières peu distinguables. Ce faisant, la série télévisée se creuse un créneau que le cinéma peine à explorer – la chance d’approfondir des personnages et se permettre des intrigues plus complexes que ce qui est possible en 90-150 minutes. Le spectacle peut même être au rendez-vous, tel que le prouve l’impact de certaines séries au budget généreux qui réussissent des séquences parfaitement cinématographiées. Pour en revenir à Star Trek, la plus récente série Discovery n’a pas récolté des critiques unanimes, mais exemplifie l’état de l’art : conçu pour diffusion internet, c’est une série à l’intrigue qui se développe au cours des saisons au fil d’épisodes-comme-chapitres, avec un poli visuel cinématique et des acteurs ayant fait leurs preuves dans des films.
Pour démontrer cet état de choses, explorons cinq séries ayant récolté leur part de louanges depuis les quelques dernières années.
Game of Thrones, Saison 7
Sci-néma commente Game of Thrones depuis sa première saison, et il est possible de mesurer l’évolution de la série à travers les commentaires ainsi accumulés. Le billet initial était sous le choc de voir qu’il était possible d’adapter un gros roman de fantasy épique au petit écran. Au cours des saisons, cet étonnement s’est un peu dissipé… remplacé par une appréciation continue devant les valeurs de production sans cesse plus ambitieuses de la série, et laissant place à des inquiétudes sur son évolution vis-à-vis son inspiration textuelle. Maintenant que cette septième saison a complètement dépassé les pistes narratives décrites ou annoncées par la série de livres de George R.R. Martin, c’est clairement une série différente.
Libéré des livres (mais informé des plans de Martin), voilà que Game of Thrones adopte un ton différent. Ayant éliminé une bonne partie des personnages à la fin de la saison précédente, la série adopte un schéma narratif plus conventionnellement télévisuel, et profite pleinement des opportunités offertes par une narration à long cours. Une des péripéties les plus marquantes de cette septième saison, par exemple, voit l’assemblée de plusieurs personnages disparates pour une expédition au nord du Mur de glace. Un épisode est ainsi dédié aux interactions entre ces personnages, qui se rencontrent pour la première fois ou se revoient après maintes autres péripéties – et les dialogues font des appels fréquents à des événements s’étant déroulés durant le cours de la série. Vers la fin de la saison, il y a même un sommet rassemblant presque tous les personnages de premier plan qui ont survécu jusque-là… et ils en ont long à dire. Game of Thrones n’est certainement plus une série à aborder au hasard, pas avec un dramatis personae récurrent qui dépasse la centaine, et quand une ligne de dialogue mentionnée durant la première heure peut trouver un écho soixante épisodes plus tard.
Est-ce une réussite ? Clairement, Game of Thrones paie des dividendes à tous ceux qui lui sont restés fidèles jusqu’ici. Le budget de la septième saison était un peu plus généreux et étalé sur trois épisodes de moins – c’est ainsi que les audiences ont eu droit à plusieurs séquences d’action de qualité égale à plusieurs films… surtout quand les dragons prennent le premier plan. Mais alors que la série s’éloigne du plan original de Martin, elle ressemble de plus en plus à ces personnages qui dépassent le Mur pour s’aventurer en territoire dangereux. La septième saison versait parfois un peu du côté du flattement de fans, mais a aussi rempli plusieurs des promesses faites au cours des saisons précédentes. Les acteurs de la série semblent de plus en plus confortables dans leur rôle, et le tout semble bien augurer pour la huitième et dernière saison. En revanche, certaines sous-intrigues « inventées pour la télé » ont souffert d’un développement assez artificiel – en commençant par une rivalité sororale trompeuse qui ne fonctionne que parce que la scénarisation escamote plusieurs séquences qui auraient révélé le véritable plan. Game of Thrones a rarement utilisé de ce procédé télévisuel durant les saisons précédentes, et il n’est pas une innovation heureuse ici.
La saison finale, dit-on, arrivera à la fin 2018 (ou début 2019) et comptera six épisodes dont plusieurs seront plus longs qu’une heure. Au niveau narratif, il est clair que la série s’approche de sa fin – la septième saison n’a pas introduit beaucoup de nouveaux personnages, a liquidé une partie des intrigues mineures et a accéléré la menace de certains développements. Comparé à d’autres séries débutantes examinées ci-dessous, Game of Thrones ébauche le modèle d’une conclusion. Alors que les finales ont souvent été le point faible des séries télévisées pour des raisons échappant au contrôle créatif de leurs concepteurs (difficile de bien conclure quand on ignore si la série sera renouvelée pour une autre saison au moment de l’écriture, la production ou même la diffusion du dernier épisode de la saison !), voilà que Game of Thrones opère depuis ses débuts avec un plan relativement détaillé, et les cotes d’écoute/budgets nécessaires pour y faire justice. La série est maintenant beaucoup plus ambitieuse que les décors parfois ringards de la première saison (où certaines batailles étaient simplement escamotées par manque de moyens). Même des séries aussi acclamées que Breaking Bad et The Sopranos ont eu de la difficulté à bien se conclure – est-ce que Game of Thrones réussira là aussi à impressionner pendant ses derniers moments ?
Sinon, HBO nous rassure que pas moins de cinq propositions de séries dérivées sont en cours de développement…
Westworld, Saison 1
Enchaîner de Game of Thrones à Westworld n’est pas un accident. Car alors que Game of Thrones termine son chemin, la chaîne HBO peine à trouver un remplaçant-phare pour conserver ses cotes d’écoute. Westworld était, dès le départ, conçu pour occuper un créneau similaire – non seulement la série bénéficiait d’un budget époustouflant (100 millions pour dix épisodes, avec une émission pilote coûtant à elle seule 25 millions), mais elle dépendait aussi d’une distribution d’acteurs du calibre d’Anthony Hopkins, Ed Harris, Thandie Newton et Jeffrey Wright. HBO elle-même n’a pas hésité à faire la promotion de Westworld comme série-événement… et ce même si la production de la première saison ne s’est pas déroulée sans anicroche, la production prenant même un congé inattendu pendant la réécriture des quatre derniers épisodes.
Mais dès la diffusion, les avis se sont rangés du côté de la série. Le premier épisode à lui seul est une brillante introduction, alors que la prémisse du film de 1973 de Michael Crichton (un parc d’attractions du Far West rendu possible par des « hôtes » androïdes indistinguables des « clients » humains) est réinterprétée par l’imaginaire tordu de Jonathan Nolan, coscénariste (avec son frère, Christopher Nolan) de films tels Memento, Interstellar et The Prestige. En 90 minutes, ce premier épisode annonce le ton, alors qu’on introduit graduellement les rouages du parc, puis que l’on nous tire le tapis narratif de sous nos pieds en révélant que notre protagoniste vertueux n’est qu’un robot-qui-s’ignore conçu pour fournir aux visiteurs humains un peu de satisfaction narrative. Le ton étant ainsi donné, la série annonce ses couleurs : qu’est-ce qui distingue les intelligences artificielles des intelligences biologiques ? Quelle est la nature de l’humain ? Et faut-il craindre la machine quand les humains se comportent de manière si répréhensible ?
Car un des éléments-clés de cette première saison est la présence d’un mystérieux homme habillé en noir qui semble avoir tout vu et tout fait dans le parc… et qui prend un plaisir à peine déguisé à se comporter de manière répréhensible. Il canarde, agresse, malmène et torture des androïdes sympathiques pour découvrir ce qu’il appelle « le labyrinthe » – un autre niveau du jeu qui pourrait compromettre l’intégrité du parc dans son ensemble. Est-ce que cela a un lien avec les androïdes qui semblent développer une conscience ? En comparaison, d’autres visiteurs au parc semblent profiter des choses un peu plus normalement… si ce n’était des problèmes que les gestionnaires du parc ont avec les androïdes défectueux et les nouvelles intrigues développées pour garder les choses au frais.
Westworld a certainement les moyens pour bien appuyer les ambitions grandioses de son propos. Réalisé à coups de grands moyens, libéré des contraintes de contenu des grands réseaux (car il y a beaucoup de violence et de sexualité dans ces dix épisodes) la série a tourné sur place en Utah, met en vedette des acteurs connus et a le temps d’explorer ses thèmes sur près de dix heures. Si le tout n’est pas parfaitement réussi, la série livre sa part de moments forts en cours de route. Après un premier épisode prenant, la série devient un peu plus ordinaire (et longue) jusqu’au septième épisode, ou des révélations viennent finalement accélérer le rythme et mener à une finale assez spectaculaire qui mélange suspense et considérations philosophiques. Si les divagations sur la nature de la conscience peuvent paraître des élucubrations (l’épisode final se perd un peu dans ses propres considérations philosophiques – la souffrance est véritablement le moteur de la conscience ?), dites-vous qu’au moins il y a une certaine profondeur à creuser.
Car si on risque des comparaisons entre Westworld et son prédécesseur cinématographique de 1973, ou bien maintes autres histoires de robots à travers les décennies depuis RUR, c’est la sympathie que la série possède pour ses humanoïdes qui la distingue. Si la finale ne s’éloigne finalement pas beaucoup de la révolte tant crainte des robots, Westworld nous explique les raisons menant à un tel développement, et oppose des personnages synthétiques compréhensibles à des humains parfois bien perfides. La SF média est arrivée à une maturité telle qu’on y présente une texture morale pour tous, y compris les personnages artificiels. Comme excuse de se payer dix heures partagées entre l’intérieur d’un parc livrant une expérience western savamment calculée, et les rouages dudit parc alors que les androïdes se mettent à se comporter de manière imprévue, ce n’est pas rien.
Reste à voir où ira la deuxième saison, évidemment – maintenant que toute la question de la conscience émergente a été explorée, que reste-t-il ? Entre les mains de Nolan, on est en mesure de s’attendre au mieux, en espérant rester loin des répétitions. Les divers délais de production et de réécriture ont fini par livrer une expérience bien réussie, et alors que la saison 2 est retardée dû à un accident de tournage, il faut se dire qu’on doit bien attendre les bonnes choses…
100 % humain, Saison 1
Passer de la superproduction HBO Westworld de 2016 à la série télévisée suédoise 100 % humain [Äkta Människor] de 2012 est d’une continuité naturelle. Car si la série américaine aborde la thématique des humanoïdes par une approche qui privilégie le spectacle d’un parc d’attractions où sexe et violence sont les principales raisons d’être, voici que l’émission suédoise privilégie une approche beaucoup plus domestique en mettant en vedette une famille se procurant finalement son premier « hubot ». Celle-ci, cependant, a une histoire bien trouble, et à mesure que se développent les épisodes, les choses se compliquent considérablement. Ceci dit, entre des humanoïdes féraux prenants pleine conscience de leur état et les manigances du gouvernement pour éradiquer cette menace potentielle, il y a une famille bien conventionnelle qui compose avec les hubots dans leur train-train quotidien. Un nombre étonnant de scènes marquantes de la série a lieu autour de la proverbiale table de cuisine, apportant ainsi un antidote complémentaire à l’approche hollywoodienne.
Ce qui ne veut pas dire que 100 % humain est inoffensif ou terne. Car dans cette Suède futuriste où les hubots font partie du décor, les pires failles humaines les accompagnent. Certains personnages doivent composer avec leurs tendances robosexuelles tout au cours de la série, alors que l’épisode final est un bain de sang de personnages éliminés parfois brutalement de l’histoire. Le suspense est au rendez-vous alors que tous recherchent une pièce de code qui donne pleine conscience aux hubots. Quand un chassé-croisé complexe s’installe entre hubots, humains, crime organisé et services secrets gouvernementaux (qui ne sont pas très gentils dans leur approche), 100 % humain ne manque pas de crocs.
Mais c’est toujours le retour aux enjeux domestiques qui ancre la série en pleine réalité crédible. Même si des pirouettes narratives sont nécessaires pour s’assurer que la famille au centre de 100 % humain reste impliquée dans tant de péripéties, il y a quelque chose de sympathique à voir deux parents et leurs trois enfants être le point de vue par lequel la série aborde sa thématique. Ici aussi, comme dans Westworld, le portrait de l’humanoïde est sympathique au point d’en faire les véritables héros lorsque comparés aux êtres humains si imparfaits. La première moitié de 100 % humain est particulièrement pro-hubot en montrant comment les humains se sentent menacés par leurs habiletés et leur innocence. C’est en deuxième moitié de saison que le portrait devient plus nuancé, chaque personnage devenant de plus en plus gris au fil de ses actions.
Il y a de quoi rester songeur devant une telle évolution narrative ainsi partagée entre États-Unis et Suède. Westworld montre mieux comment les androïdes possèdent des capacités surhumaines et ne sont retenus que par des paramètres de configuration. Mais 100 % humain passe beaucoup de temps à montrer comment un travailleur ordinaire est simplement dépassé par les capacités prodigieuses des hubots. Il y a ici l’exploration d’un complexe d’infériorité humain qui dépasse la simple hystérie anti-robotique – peut-être est-il plus approprié de voir une SF qui, comme la littérature explorant les failles d’un personnage précis, est maintenant beaucoup plus prête à avouer les défauts de notre espèce, peut-être en espérant mieux pour l’avenir et nos successeurs.
Bref, il y a de quoi se divertir et réfléchir au visionnement de 100 % humain, tout en étant étonné de voir ce qui est possible avec un bon scénario et très peu d’effets spéciaux autre que du maquillage. La distribution des rôles, allant piger dans le bassin des acteurs suédois inconnus en Amérique du Nord, fait en sorte que les visages ainsi vus ne sont pas les mêmes que d’habitude. 100 % humain a connu un certain succès – renouvelé pour une deuxième saison (mais pas une troisième) en version suédoise, la série a été rediffusée dans une cinquantaine de marchés et a même donné naissance à une dérivée britannique qui tourne présentement sa troisième saison. Diffusée au Canada sur AddikTV, la série est disponible sur DVD pour un visionnement en rafale. On la recommandera particulièrement à ceux pour qui l’Anno Robotum cinématographique de 2014-2015 (explorée dans Sci-néma 198) a laissé sur leur faim. Si l’arrivée des androïdes semble inévitable à la lecture des actualités technologiques, peut-être est-ce nécessaire de se préparer dès maintenant à leur présence…
Black Mirror, Saisons 1 – 3
Si 100 % humain est généralement optimiste dans sa conviction qu’il faudra apprivoiser le futur afin d’y vivre, il est parfois nécessaire d’être beaucoup plus cynique pour bien faire passer la leçon. C’est dans cette optique que la série Black Mirror a acquis la réputation d’être devenue la « Twilight Zone moderne » – une série anthologie nous plongeant dans les horreurs d’une société dépassée par les technologies de l’information.
Le tout premier épisode ouvre carrément avec une prémisse-choc qui met au défi les spectateurs de bien vouloir jouer selon les règles de la série. Cinq minutes dans le futur, une jeune princesse se fait kidnapper par un capteur qui énonce simplement ses demandes : la princesse sera tuée si le premier ministre britannique ne consent pas à se laisser filmer en direct ayant une relation sexuelle avec une truie. Avouons que c’est le genre de chose à décourager plus d’un spectateur. La réalisation sobre de l’épisode, à la manière d’un film à suspense, ne laisse pas beaucoup de place pour le rire. Mais là où Black Mirror devient encore plus dérangeant, c’est en montrant une population britannique rivée à leurs écrans alors qu’est diffusé l’impensable. La véritable horreur du scénario n’est pas autant l’acte bestial que la réaction carnassière d’une société habituée aux pires atrocités du moment qu’elle se retrouve derrière le « miroir sombre » des écrans de téléphones, de tablettes, d’ordinateur ou de téléviseurs.
Le ton ainsi donné par un premier épisode polarisateur, Black Mirror continue sur sa lancée. Les première et deuxième saisons enchaînent un cauchemar après un autre : un univers futuriste où la célébrité devient la seule échappatoire des masses ; l’habileté de revivre nos souvenirs devenant un gouffre narcissiste où l’on peut découvrir les pires choses au sujet de notre passé ; la recréation d’un proche décédé à partir de ses contributions aux médias sociaux révélant un simulacre bien imparfait ; l’indignation sociale devenue cauchemar récurrent pour la victime et expérience de divertissement par « d’honnêtes citoyens » ; un discours politique populiste amusant devenu cheval de Troie pour de plus sombres objectifs. Des deux premières saisons impitoyables de Black Mirror diffusées en 2011 et 2013, on retiendra aussi une prescience dérangeante – c’est en 2014 que le premier ministre anglais se fait accuser de bestialité pendant un rituel de fraternité collégien, et c’est en 2016 qu’un populiste avec un discours divertissant se fait élire président des États-Unis…
Le spécial de Noël, « White Christmas », diffusé en 2014, s’avère sans doute l’émission estivale la plus sadique jamais diffusée, alors qu’une simple conversation entre deux personnages isolés dans une cabine enneigée mène à trois histoires où règnent voyeurisme, manipulation, blocage d’individus « en réalité » et torture d’intelligences artificielles pour s’assurer de leur obéissance. Même ceux qui aiment Noël seront passablement dérangés par une séquence finale leur donnant congé à perpétuité…
Black Mirror est revenu au petit écran en 2016 par l’entremise de six nouveaux épisodes financés par la chaîne Netflix. Mais cette troisième saison offre quelque chose de différent. Si la technohorreur est à nouveau au rendez-vous, voilà surtout que le concepteur Charlie Brooker ose aborder certains thèmes par une optique différente. « Nosedive » se livre à une satire féroce de la culture sociale entourant les « j’aime » virtuels en poussant leur extrapolation à la limite. Le tout, réalisé par Joe Wright et mettant en vedette Dallas Bryce Howard, s’avère sombrement drôle. Puis, comme pour contredire ce que l’on attendait de la série, voilà que « San Junipero » aborde des poncifs SF assez poussées pour ne livrer rien de moins qu’une histoire romantique où tous, pour reprendre l’expression, « vivent heureux jusqu’à la fin des temps ». Malgré l’ordre de visionnement suggéré par Netflix, on suggérera de garder « Nosedive » et « San Junipero » (ce dernier justement récompensé par un Emmy de scénarisation) pour la toute fin, de manière à ne pas rester traumatisé par l’attitude profondément glauque de Black Mirror.
En revanche, difficile de ne pas en recommander vivement le visionnement entier. Devenue référence culturelle, Black Mirror s’avère une anthologie fort satisfaisante de courtes histoires dont la qualité est comparable à ce qui se publierait dans les pages de n’importe quelle bonne revue SF. Si certains retournements peuvent être devinés, leur exécution est habituellement fort compétente, et presque chaque histoire comporte un envoi qui ajoute beaucoup à l’impression laissée par l’épisode. En revanche, étant donné les thèmes et l’approche pessimiste, il faut être dans un état d’esprit bien particulier pour profiter de Black Mirror. Essayez d’en conserver le visionnement pour les périodes où votre foi en l’humanité est en bon état, sinon la série risque de renforcer votre misanthropie.
Si ce n’est pas assez, dites-vous qu’une quatrième saison s’annonce prochainement sur Netflix.
Stranger Things, Saison 1
Parlant Netflix, difficile de ne pas mentionner le grand succès qu’a connu Stranger Things au cours de l’été 2016. Ce n’est pas la seule série SF parrainée par Netflix (qui a aussi financé Sense8,3 % et The OA, en plus de Black Mirror), mais c’est sans doute celle qui a connu le succès le plus retentissant. Du jour au lendemain (ce qui est plus simple quand les huit épisodes sont disponibles simultanément), la série est devenue chouchou des commentateurs internet qui ont rapidement dévoré ses huit chapitres.
Les raisons du succès ne sont pas difficiles à deviner. Se déroulant en 1983, cette première saison de Stranger Things est avant tout un hommage nostalgique affectueux aux années quatre-vingt. Les sources avouées d’inspiration sont Carpenter, King, Spielberg… et l’histoire s’intéresse avant tout à quelques jeunes adolescents qui composent avec de bien étranges événements dans leur petite ville du Midwest. Car l’un d’eux disparaît, une jeune fille mystérieuse fait son apparition, et une crise semble se dérouler à l’institut de recherche gouvernemental situé pas très loin de là. Avant peu, nous sommes en pleins pouvoirs psioniques pour affronter des menaces venues d’une dimension parallèle.
C’est une évidence chronologique que ceux qui étaient adolescents pendant les années 1980 sont maintenant dans la quarantaine, et sont soit aptes à proposer des projets reflétant leurs souvenirs, ou bien à en proclamer l’excellence sur les médias sociaux. Le cycle populaire de nostalgie de trente ans nous ramène aux années 1980 et le « retro » montre ses couleurs 8-bits. Stranger Things s’inscrit fièrement dans ce courant et ne lésine pas sur les retours en arrière évocateurs. (En montrant ses personnages jouer à Dungeons and Dragons, par exemple, ou fouiller l’information à la bibliothèque par l’entremise de microfiches.)
La série a aussi eu la chance de réunir des scénaristes et acteurs compétents. Les adolescents mis en tête d’affiche sont très sympathiques, et Winona Ryder (elle-même une référence des années 1980s) est bien meilleure qu’attendu comme mère tentant de découvrir ce qui est arrivé à son fils disparu. Le rythme de l’émission est confortable, enchaînant mystères et révélations jusqu’à une conclusion bien efficace. Il y a un plaisir particulier, en toute fin de l’émission, de voir trois groupes de héros (jeunes adolescents, finissants et parents) travailler chacun de leur côté à boucler l’intrigue.
Cela dit, une des sources de la réussite de Stranger Things s’avérera peut-être moins intéressante pour les lecteurs de Solaris habitués aux genres de l’imaginaire. Car, peu importe l’excellence de son exécution et le confort douillet d’une nostalgie bien détaillée, c’est une émission qui se spécialise en familiarité réconfortante. Pas de spectacle démesuré à la Game of Thrones ; pas de révélations dérangeantes à la Westworld ; pas de questionnement sur les failles humaines à la 100 % humains ; pas de cauchemars technologiques à la Black Mirror. Stranger Things finit par être un réchauffé – du bon réchauffé comme on en fait trop rarement, mais tout de même du matériel familier, nullement surprenant.
En revanche, on avouera que le succès de la série est indéniable. Devenu un des porte-étendards de Netflix, Stranger Things a été renouvelée pour une deuxième puis une troisième saison. La deuxième série, prenant place un an plus tard, mais traitant des répercussions des événements de la première raison, est parue quelques jours avant la date de tombée de cette chronique, mais récolte déjà sensiblement les mêmes réactions.
Rideau sur une chronique
Depuis 1999, (Solaris 130), Sci-néma a commenté titres et tendances du cinéma de l’imaginaire. Si la chronique tire sa révérence pour permettre à Solaris de son concentrer sur la littérature d’ici, le cinéma SF&F, lui, ne prend pas congé. Alors que le « métacinéroman superhéroïque » connaît un épisode dramatique à la suite de l’achat du studio Fox par Disney, alors que The Last Jedi ose questionner les fondements de l’univers Star Wars, alors que l’univers partagé des monstres d’Universal fait faillite au même moment où celui des monstres de Warner Brothers réussit contre toutes attentes, sans oublier Netflix qui multiplie les films SF&F de son cru et qu’on a droit à des suites pour Blade Runner, Alien et Planet of the Apes… la discussion continue. Votre chroniqueur en aura certainement encore long à dire, soit sur www.fractale-framboise.com ou bien www.christian-sauve.com
En guise de conclusion, impossible donc de dire autre chose que… bon cinéma !
Christian SAUVÉ