Impressions transatlantiques 155
par p. J. G. MERGEY
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 870Ko) de Solaris 155, été 2005
En une poignée de mois, le paysage du milieu éditorial français, dans le domaine de la littérature des genres qui nous intéressent, a sensiblement évolué. Suite à la disparition pure et simple d’éditeurs comme Imaginaires sans frontières, et le retrait de certaines grandes maisons du créneau, comme Flammarion, qui stoppe ses collections Imagine et Millénaires chez J’ai Lu, c’est le serpent de mer de la «crise du livre» qui revient souffler des naseaux sur un marché qui prend déjà l’eau.
Si la situation n’est pas encore critique, elle montre la fragilité de l’édition de genre, puisque, face à la relative timidité des maisons parisiennes issues des grands groupes, l’élan dynamique semble désormais le fait d’éditeurs indépendants, qu’ils soient relativement bien installés ou au contraire récemment apparus, quand ce ne sont pas des initiatives originales encore marginales qui tentent de pallier aux déficiences du système.
Un lent effacement des institutions parisiennes?
Les vénérables institutions parisiennes sont prêtes à sortir, lors de chaque rentrée littéraire, pour la course aux grands prix, plus d’un demi-millier de nouveautés. Mais, peut-être déstabilisées par des scissions et autres regroupements à répétition, elles semblent bien frileuses à aborder les domaines de l’imaginaire, pourtant si commercialement porteurs sous d’autres formes non littéraires.
La situation est particulièrement révélatrice quand on observe l’organisation du tentaculaire conglomérat Editis. Ainsi, dans son groupe des Presses de la Cité, les deux éditeurs traditionnels de collection de poche pratiquent une politique éditoriale commerciale prudente: Pocket se cantonne, le plus souvent, à de la réédition et Fleuve noir propose une écrasante majorité de produits dérivés de séries télévisées. Seule la récente création de la collection Fantasy, au sein de la filiale du Pré aux Clercs1, témoigne d’une certaine originalité, avec une petite dizaine de titres, parmi lesquels on trouve le Français Pierre Pevel. Le reste de l’édition de science-fiction ou de fantasy apparaît ici et là, au gré des maisons, sans mention explicite à des collections particulièrement affirmées. Dans le groupe Robert Laffont2, en revanche, la notoriété de la collection Ailleurs & Demain n’est plus à établir, mais son rythme de publication étant particulièrement lent, on ne peut pas véritablement dire qu’il témoigne d’une grande confiance dans le genre de la part d’une si grande maison.
D’autre part, au sein du groupe Gallimard, le nouveau fer de lance des littératures imaginaires est incontestablement Folio SF3, collection de poche qui a repris le catalogue de la défunte Présence du futur. On peut noter que cette collection tente depuis peu des publications de traductions inédites, et surtout, de manière symptomatique, qu’elle n’hésite pas à aller glaner chez quelques éditeurs indépendants de plus petite stature, des titres, francophones comme anglophones, pour alimenter son catalogue. Du côté du grand format, c’est la maison Denoël4 qui publie, au rythme d’une petite dizaine de nouveautés par an, un lot de traductions d’auteurs anglo-saxons, et même un Italien, avec Tommaso Pincio, parsemé de quelques inédits ou rééditions francophones, parmi lesquels Michel Pagel, Pierre Pelot ou René Réouven.
Le fragile travail des petits indépendants
L’assise principale de l’édition de la littérature de genre repose donc, désormais, sur le dos fragile de plus petites structures, toujours jeunes et bien souvent localisées hors de la capitale. Nées de l’enthousiasme d’amateurs devenus professionnels, leur seule motivation suffira-t-elle à pérenniser leur ardeur à la tâche?
Ainsi, sans faire de bruit, l’éditeur nantais L’Atalante5 s’est lentement constitué, au fil des ans, un catalogue impressionnant où se côtoient quelques-uns des plus grands auteurs actuels, tant dans le domaine de la fantasy que de la science-fiction. Premier éditeur du célèbre Terry Pratchett, publiant régulièrement les grandes séries de Michael Moorcock, Glen Cook ou Orson Scott Card, L’Atalante ne dédaigne absolument pas l’édition d’auteurs francophones, tant parmi les plus confirmés, avec notamment Pierre Bordage, Fabrice Colin, Jean-Claude Dunyach ou Roland C. Wagner, que les presque inconnus, tel Michel Vincent, sans oublier un intérêt indéniable porté au-delà des frontières nationales, avec des traductions de l’Allemand Andreas Eschbach ou l’Espagnol Javier Negrete. Avec plus de deux cents titres publiés, cet éditeur indépendant fait donc incontestablement aujourd’hui figure de pilier de la littérature de genre dans l’Hexagone.
éditeur de la revue Bifrost, les éditions du Bélial’6 semblent désormais bien installées dans le paysage éditorial français de la littérature de genre. Après un repositionnement marqué par l’abandon de l’anthologie périodique étoiles vives et la mise en suspens de la série des Meilleurs Récits de l’année, cet éditeur continue dans la veine qui l’a fait connaître, à savoir la publication d’œuvres d’auteurs francophones, tant sous la forme de romans que, marque de confiance assez nette s’il en est, de recueils de nouvelles. Mais la plus notable inflexion prise ces derniers mois est la publication de volume rééditant, avec des traductions révisées, quelques auteurs anglo-saxons «classiques». Pour preuve, le récent travail fait autour des œuvres de Poul Anderson ou de Jack Vance.
Lancée il y a seulement cinq ans, les éditions Bragelonne7, avec plus d’une centaine d’ouvrages à son catalogue, peuvent-elles encore faire figure de petit éditeur spécialisé? Leur créneau, ouvertement revendiqué, est la publication d’une littérature d’aventure et d’évasion, qui prend, souvent, la forme de grands cycles de fantasy traditionnelle. Au départ lancée grâce à de jeunes talents francophones du genre, aujourd’hui confirmés, tels Fabrice Colin ou Mathieu Gaborit, l’éditeur a continué sur cette voie, ce qui lui permet aujourd’hui d’avoir une base d’auteurs non négligeable. Bien entendu, le catalogue est complété par un certain nombre de traductions d’auteurs anglophones œuvrant dans la tradition du genre, comme David Gemmell ou Terry Brooks, mais aussi, depuis quelque temps, par d’autres auteurs plus atypiques, plus orientés vers la science-fiction, tel Jon Courtenay Grimwood.
Faisant figure d’électron libre dans le paysage éditorial français, les éditions Au Diable Vauvert8, sans visiblement attacher la moindre importance aux étiquettes traditionnelles, publie tout autant de la science-fiction que de la fantasy, mais aussi toute forme de cette littérature, parfois jugée d’avant-garde, qui semble apprécier de prendre certaines de ces thématiques aux limites, voire aux croisements, de ces différents genres. Au programme, de l’anglo-saxon avec Neil Gaiman, William Gibson ou James Morrow, du francophone avec Ayerdhal, Pierre Bordage ou Joëlle Wintrebert, mais aussi quelques découvertes européennes, comme l’Espagnol Juan Miguel Aguilera.
Il n’y a plus grand-chose de commun entre l’émanation d’une entreprise de jeux de rôle qui publiait jadis des petits livres de fantasy épique, et l’éditeur qu’est devenu Mnémos9 aujourd’hui, avec les déclinaisons de sa collection Icare. Précurseur de la fantasy écrite par de jeunes auteurs français, avec David Calvo, Fabrice Colin, Mathieu Gaborit et Pierre Grimbert, le chemin tracé a été suivi avec, notamment, les publications de romans par quelques autres, œuvrant aussi dans le domaine de la science-fiction ou de la fantasy, tels Nicolas Bouchard, Johan Heliot, Colin Marchinka, Xavier Mauméjean et bien d’autres encore. Les traductions, bien entendu, ne sont pas oubliées, avec des romans de Megan Lindholm et L. E. Modesitt. L’orientation la plus récente de Mnémos semble se tourner vers la science-fiction, puisque, même si certains des romans publiés en relevaient déjà, ils n’avaient pas trouvé place dans une collection particulière, ce qui devrait désormais être le cas avec la naissance d’une déclinaison de la collection, marquée par la publication d’une anthologie autour de la célébration du centenaire de la mort de Jules Verne.
Désormais délocalisée en Provence, Nestiveqnen10 peut aujourd’hui Presque faire figure d’éditeur de niche dédié à la fantasy. Bien qu’ayant à son catalogue plusieurs collections dédiées à d’autres formes de l’imaginaire, c’est à ce genre que se consacre surtout ce petit éditeur qui, il ne faut pas l’oublier, est aussi à l’origine de la revue Faëries. Avec quelques anthologies thématiques, sa production était jusque-là principalement axée sur des romans de fantasy, traditionnelle ou humoristique, écrits par de jeunes auteurs francophones, romans qui prenaient fort souvent la forme de cycles. Depuis quelque temps, cependant, Nestiveqnen paraît aussi s’être attaqué au marché de la traduction d’auteurs anglo-saxons, comme en témoigne, après la publication d’un roman de Louise Cooper, la parution d’un récent ouvrage de Gillian Bradshaw. Enfin, phénomène assez rare chez un petit éditeur, Nestiveqnen a lancé depuis quelque temps une collection dédiée à la jeunesse, laquelle, avec une dizaine de volumes, semble avoir dépassé le stade du galop d’essai.
Plusieurs fois mentionnées au cours de précédentes livraisons de cette chronique, les éditions de l’Oxymore11 continuent leur travail original dans le domaine de la fantasy et du fantastique, travail basé, notamment, sur la publication d’une anthologie thématique (Emblèmythiques, cinq volumes parus) et d’une autre, de taille plus modeste, prenant la forme d’une revue (Emblèmes, seize volumes parus, dont deux hors-série). Quelques romans et recueils de nouvelles, majoritairement francophones, mais avec la présence notable de quelques Anglo-saxonnes comme Tanith Lee et Storm Constantine, complètent l’offre de cet éditeur dont certains ouvrages, il faut le mentionner, ont parfois été proposés sous plusieurs déclinaisons, preuve manifeste de l’intérêt témoigné par l’éditeur pour l’objet en tant que tel. Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner la publication de quelques ouvrages d’essais, encore assez rares dans le paysage éditorial français.
Initiative d’avenir ou compléments indispensables: les «petits nouveaux»
Complétant l’offre des éditeurs indépendants, de nouvelles structures ont récemment vu le jour, souvent bâties sur le même modèle: une poignée d’amateurs motivés, désireux de passer à l’action, tant pour défendre une littérature peu à peu abandonnée par les grandes maisons que pour compenser le manque de moyens dont disposent leurs prédécesseurs sur ce créneau. Encore moins que ceux qui semblent désormais établis, leur enthousiasme n’est aucunement gage de pérennité, mais ils méritaient bien quelques mots.
Annoncée lors de la précédente livraison de cette chronique, la naissance des Moutons électriques12, marquée directement, événement rare, par la parution d’un «beau livre» consacré à la fantasy, se concrétise déjà par la publication de trois volumes, tous inédits, mais surtout par le premier «tome» d’une nouvelle anthologie périodique semestrielle, reprenant le nom de Fiction. à noter que, en plus de l’apparat critique disponible dans certains de ces livres, l’offre de cet éditeur va prochainement être complétée par des essais sur les différents genres de l’imaginaire, à commencer par celui de Kim Stanley Robinson sur l’œuvre de Philip K. Dick.
Orientées quant à elles vers un sous-genre bien précis, les éditions Nuit d’Avril13 publient majoritairement, depuis deux ans, des recueils de nouvelles relevant de la littérature fantastique gothique, tous rédigés par de jeunes auteurs francophones. Avec une petite quinzaine de titres, on peut penser que le créneau pour ce genre de publication existe bel et bien, même si aucun programme ne semble à l’heure actuelle disponible.
Osée et originale, la démarche de deux jeunes auteurs français qui lancent une maison d’édition pour publier leurs propres cycles de fantasy pourrait paraître des plus déroutantes, s’ils ne prenaient soin de préciser sur leur site qu’ils préfèrent «ne pas entraîner d’autres artistes dans l’aventure» pour l’instant. Le genre en question ayant, d’un point de vue commercial, particulièrement le vent en poupe en ce moment, on peut légitimement s’attendre à voir les éditions Octobre publier d’autres auteurs dans les mois à venir, si toutefois le marché ne se trouve pas saturé d’ici là.
Avec encore peu de titres à son catalogue, La Volte15 s’est surtout fait remarquer par un concept des plus originaux: entourer la sortie de ses publications de différentes formes de produits ressortissants à plusieurs médias. Ainsi, en plus d’un site dédié sur le réseau, la parution du roman d’Alain Damasio a-t-elle été accompagnée de celle d’un disque, présenté comme sa «bande originale», laquelle est livrée sous pochette à l’intérieur même de l’ouvrage. Avec une prévision, modeste, de trois ouvrages par an, prioritairement francophones, mais peut-être par la suite traduits d’autres langues, l’avenir dira si ce nouvel éditeur tentera de nouvelles expériences du genre.
Quelques initiatives originales
Plutôt que de se lancer dans l’édition traditionnelle, et malgré les échecs connus par certains précurseurs dans le domaine de la littérature virtuelle, d’autres amateurs tentent, par des initiatives originales, de répondre à ce qui peut apparaître comme manquant dans le paysage éditorial hexagonal.
La démarche initiée par Black Coat Press16, petit éditeur états-unien dirigé par un Français, en lançant sa collection française Rivière blanche, est particulièrement révélatrice du manque qu’a créé la disparition de l’ancienne collection Anticipation du Fleuve noir pour certains amateurs. Ouvertement nostalgique, avec des couvertures inspirées des années 70, elle prend le parti de continuer exactement là où son aînée s’était arrêtée, jusqu’à en reprendre la numérotation. Encore plus inhabituel pour le marché français, l’éditeur distribue ses ouvrages, uniquement francophones, à partir de son site sur le réseau et sur impression à la demande, offrant en téléchargement le premier chapitre du roman. Les ouvrages, formellement, sont moins chiches qu’on aurait pu le craindre. Reste à voir si une telle aventure est viable d’un strict point de vue économique.
Dans le même créneau de la littérature de genre populaire, Eons17 tente, en plus de la vente de volumes traditionnels, disponibles dans certaines librairies, l’expérience du livre électronique, proposant tout autant des rééditions que des inédits, d’origine anglophone comme francophone, voire d’autres langues européennes comme l’allemand, sous plusieurs formats électroniques, théoriquement utilisables sur différentes plates-formes. Si l’expérience n’est pas totalement inédite, elle est ici pour la première fois ouvertement tournée vers une niche éditoriale spécifique, phénomène symptomatique, s’il en est, de l’absence d’ouvrages populaires, autres que des dérivés médiatiques d’un intérêt tout relatif, sur les rayonnages des librairies hexagonales.
Le monde de l’édition française dans le domaine des littératures de l’imaginaire apparaît donc comme particulièrement morcelé. Si les grandes collections de poche ne semblent pas encore avoir trop à souffrir de l’état du marché, c’est aussi parce qu’elles composent désormais une partie de leurs catalogues à partir de productions extérieures aux maisons appartenant à leurs groupes, lesquelles se trouvent souvent être de petites structures, aux moyens modestes et dont les animateurs, souvent plus professionnels par leur démarche que par leur rémunération, abattent un travail de défrichement et de découverte auquel la plupart des grandes institutions parisiennes semblent avoir renoncé, faute de moyens, de volonté ou de volontaires. Si la situation est loin d’apparaître critique, en terme de nombre de parutions, l’éclatement des initiatives et la dispersion des énergies, quand bien même ils témoignent d’un grand dynamisme, s’avèrent parfois déficients en terme d’efficacité. Ici comme ailleurs, la visibilité de nos genres de prédilection semble désormais plus une affaire médiatique que littéraire, et les acteurs actuels de l’édition n’auront, hélas, sans doute pas tous les reins assez solides pour se faire durablement une place au soleil.
p. J. G. MERGEY
Notes
1. 12, avenue d’Italie, 75627 Paris Cédex 13, France (www.horscollection.com).
2. 24, avenue Marceau, 75008 Paris, France (www.laffont.fr).
3. 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cédex 07, France (www.gallimard.fr).
4. 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris, France (www.denoel.fr).
5. 11/15, rue des Vieilles-Douves, 44000 Nantes, France (www.editions-l-atalante.com).
6. 6, rue Charles-Lefèbvre, 77210 Avon-sur-Fontainbleau, France (www.belial.fr).
7. 35 rue de la Bienfaisance, 75008 Paris, France (www.bragelonne.fr).
8. La Laune, 30600 Vauvert, France (www.audiable.com).
9. 32, boulevard de Ménilmontant, 75020 Paris, France (www.mnemos.com).
10. 67, cours Mirabeau, 13100 Aix en Provence, France (www.nestiveqnen.com).
11. 58, rue Saint-Guilhem, 34000 Montpellier, France (www.oxymore.com).
12. 245/247, rue Paul-Bert, 69003 Lyon, France (www.moutons-electriques.com).
13. 58700 Oulon, France (nuitdavril.com).
15. 53, rue de Perthuis, 92140 Clamart, France.
16. p.O. Box 17270, Encino, Californie 91416, états-Unis (www.riviereblanche.com).
17. Pas d’adresse postale connue (www.eons.fr).
étudiant perpétuel en histoire et amateur chronique de presque toutes les formes de l’imaginaire, p. J. G. Mergey s’intéresse tout particulièrement à la jonction de ses deux passions: les rapports étranges qu’entretiennent les problématiques temporelles avec les littératures de genre, tels les uchronies, les voyages dans le temps et autres fantasy historiques. Coordinateur de la revue amateur La Clepsydre, dédiée au temps dans les fictions, il collabore parfois à d’autres revues, comme Bifrost, Faëries ou Yellow Submarine.
Mise à jour: Juin 2005 –