Impressions transatlantiques 161
par P.J.G. Mergey
Exclusif au Volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 133Ko) de Solaris 161, Hiver 2007
Une guerre éternelle?
Dans un récent éditorial de la revue Bifrost, Olivier Girard, reprenant à son compte une célèbre citation relative à la guerre de Troie, s’interrogeait sur l’éventuelle résurgence d’une «guerre du poche», concluant qu’en réalité l’existence de ce phénomène ne datait pas seulement de ces dernières années1. Reste que l’interrogation est pertinente à la vue de la situation actuelle du petit monde de l’édition de genre. Après une mode d’un format intermédiaire venu d’outre-Manche – ce «semi-poche» qui, par exemple, fut celui de la collection Millénaires chez J’ai lu et est encore celui de la majeure partie de la production d’éditeur comme Nestiveqnen ou Les Moutons électriques2 –, les majors de l’édition parisienne semblent à nouveau fourbir leurs armes dans le secteur du livre de poche stricto sensu.
Mais existe-t-il véritablement autant de place dans cette niche commerciale? On aurait pu le croire après les disparitions de véritables légendes, telles Présence du futur ou Anticipation3. C’était peut-être oublier un peu vite pourquoi et comment elles avaient disparu, et négliger le fait que des éditeurs de plus modeste envergure aient préféré revenir à un format plus traditionnel, comme l’a par exemple fait Mnémos4. Un grand groupe comme Folio pouvait sans doute, en reprenant le flambeau et le fond de Denoël, penser avoir les reins assez solides pour se frotter à l’édition de genre dans ce secteur particulièrement populaire de la diffusion des littératures de l’imaginaire. C’est un fait que le succès de Folio SF ne semble pas se démentir, grâce au patrimoine du genre dont elle permet de perpétuer la diffusion, et peut-être aussi à la publication de quelques inédits témoignant d’un réel dynamisme.
Les autres émanations des grands groupes ont aussitôt dû répondre à l’arrivée de cet ambitieux concurrent, et les collections publiées sous les labels de J’ai lu, de Pocket ou du Livre de Poche ont connu des restructurations de catalogue et des rafraîchissements de la maquette, visant le plus souvent, et surtout dans le cas des deux premières, à distinguer plus clairement les ouvrages relevant de la science-fiction de ceux appartenant à la fantasy, dans le but de mieux répondre au soudain engouement pour ce genre au début de ce nouveau millénaire.
Avec un étrange retard, l’un des derniers groupes encore absent de la publication des littératures de l’imaginaire, Le Seuil, s’est engouffré dans ce que d’aucuns devaient penser être une brèche. Prenant le contre-pied du Livre de Poche, qui ne publie toujours pratiquement que de la science-fiction, l’éditeur a lancé dernièrement une collection de poche dédiée uniquement au genre de la fantasy5.
On aimerait croire, ne serait-ce que pour s’aligner avec ceux qui prônent la plus grande diversité possible, qu’il y a bel et bien de la place pour tout le monde dans ce secteur sensé être populaire. Mais les velléités du dernier-né feront-elles véritablement le poids face à la puissance de feu des collections bien installées, soutenues comme elles le sont par de solides fondations patrimoniales? On est en droit de s’interroger, notamment sur le domaine vers lequel s’oriente cette nouvelle collection, car un sensible tassement de l’engouement pour ce genre particulier semble de plus en plus perceptible.
Combien de divisions?
On a amplement disserté sur le soudain succès de la fantasy, notamment sur celui de ces interminables séries qui ressassent les archétypes popularisés par Tolkien, auteur du modèle étalon, Le Seigneur des anneaux. Parfois caricaturales, souvent banales, les productions de ce genre ont cependant permis l’émergence de nouveaux acteurs dans le monde de l’imaginaire hexagonal, qu’il s’agisse d’auteurs ou d’éditeurs. C’est grâce à la fantasy que Bragelonne, Mnémos, et dans une moindre mesure Nestiveqnen, ont pu s’installer durablement dans le paysage éditorial français, et que de nombreux jeunes auteurs ont pu y faire leurs premières armes, certains n’hésitant pas ensuite à passer à des projets plus ambitieux, dont quelques-uns avec un indéniable succès.
On peut cependant nuancer aujourd’hui l’importance de cette vague, ou à tout le moins s’interroger sur sa pérennité. Peut-être parce qu’il peut exister une forme de saturation naturelle du marché, peut-être parce que les autres genres de l’imaginaire ne sont pas encore morts – et leurs lecteurs non plus, ce que certains avaient peut-être oublié –, on observe actuellement d’intéressantes diversifications qui vont dans un sens bien différent de l’écrasante omnipotence observée ces dernières années. Bragelonne, bien installé sur le terrain de cette fantasy quasiment standardisée, a ainsi récemment lancé une collection consacrée à la science-fiction6. Mnémos, qui œuvre sans doute dans un registre plus large, publie régulièrement des romans plus délicats à étiqueter, assez éloignés des parangons d’un genre calibré7. Nestiveqnen semble le seul de ces trois éditeurs apparus lors de la décennie précédente à rester cantonné à ce seul genre, bien qu’il lui ait fait par le passé quelques infidélités8.
En dehors de Robert Laffont, dont les rares parutions relèvent toujours de la seule et unique science-fiction9, la diversité existe encore au sein des plus anciennes institutions publiant de la littérature de genre. Si elles se sont souvent mises à écouter les chants des sirènes vantant les mérites des dragons et les vertus des magiciens, elles l’ont fait sans abandonner le reste. Ainsi, Denoël, au sein de sa collection Lunes d’encre, a entrepris une politique visant à éditer des collections intégrales de nouvelles ou des traductions révisées d’œuvres devenues des classiques10 – une démarche qui devrait, sans nul doute, faire des émules –, secondée dans cette entreprise par Le Bélial’ qui n’hésite pas à publier de la science-fiction plutôt ancienne11 tout en continuant à défricher en publiant de jeunes auteurs.
Bien entendu, il existe toujours un fort contingent de collections entièrement dévolues au seul genre de la fantasy, dont certaines sont même de création assez récentes. Pygmalion, après avoir longtemps publié ce genre de roman sans avoir besoin d’étiquette, a officiellement créé une collection sous ce vocable cette année, alors que ses homonymes existent déjà chez Buchet/Chastel et Le Pré aux Clercs depuis respectivement 1997 et 200212. En revanche, ce qui subsiste aujourd’hui du vénérable du Fleuve noir – à savoir, en dehors des adaptations de séries télévisées ou de jeux vidéo – se résume à une seule et unique collection digne de ce nom, Rendez-vous ailleurs, publie aussi bien de la fantasy que du space opera, avec ou sans label spécifique.
Nouvellement revenu dans le créneau de l’imaginaire qu’il avait abandonné dans les années 80, Calman-Lévy a aussi créé une collection dédiée à la fantasy, complétée par une autre consacrée à cette littérature à géométrie variable qui prend certains de ses éléments au sein des divers genres et sous-genres, et qu’on appelle ici «fusion» et là «transfiction»13. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, en témoignent par exemple les publications d’un éditeur récemment confirmé et qui ne se cantonnent pas spécialement aux rayons spécialisés de nos librairies, Au Diable Vauvert, et à une échelle plus modeste, celles d’une jeune maison comme Les Moutons électriques.
Pour conclure cet inventaire, et sans nécessairement y voir une marque de l’essoufflement d’un enthousiasme pour la fantasy, on ne peut passer sous silence la disparition de L’Oxymore, qui avait su, depuis plusieurs années maintenant, réconcilier certains amateurs de ce genre avec la confection de beaux objets. La production de ce petit éditeur, qui n’avait que peu de rapport avec l’élevage des dragons en batterie mais lorgnait plutôt du côté du fantastique, était d’une qualité appréciable14. Les efforts accomplis méritaient sans nul doute d’autres louanges qu’un éloge funèbre…
Duels au soleil?
Conçue sous l’égide de Nestiveqnen, Faëries est désormais la seule revue uniquement dédiée à la fantasy dans l’Hexagone, son éventuel duel avec Asphodale ayant finalement fait long feu avec la disparition de celle-ci. Doit-on y voir un autre signe de l’érosion du succès de la fantasy en France? Les alcôves laissent filtrer de temps à autre quelques murmures évoquant la naissance d’un éventuel autre support périodique consacré à ce genre qui semblerait si porteur, mais rien ne semble se concrétiser.
En revanche, la lutte fait rage entre les deux plus anciens périodiques de France actuellement en activité. Et il ne s’agit pas seulement d’une figure de style! Il faut dire que, si l’état d’esprit avait une polarité, les deux revues se situeraient aux deux extrêmes opposés. Leur seul et unique point commun: avoir soufflé pratiquement en même temps leurs dix bougies15. Pour le reste, l’inventaire des différences est large. Galaxies, à la visibilité assez confidentielle, se consacre entièrement à la science-fiction, avec une préférence marquée pour les supports littéraires. Bifrost, relativement bien diffusée, est dédiée à l’imaginaire au sens large et s’intéresse à plusieurs de ses formes. Les deux possèdent un ton très particulier, une patte bien différente qui peut parfois, hélas, agacer: la première avec ses éditoriaux, oscillant entre onctuosités et insinuations, et son inénarrable courrier des lecteurs; la seconde avec son vocabulaire souvent potache et ses opinions tranchées, définitives, voire blessantes. Le duel n’est pas à toujours à fleurets mouchetés. On n’hésite pas à s’apostropher plus ou moins directement, et ce depuis si longtemps qu’à l’instar des querelles de clochers si typiques de la campagne hexagonale, on ne sait plus trop au juste quelle en était la raison initiale. Cependant, malgré ces défauts mineurs et sans doute dérisoires, ou plutôt en raison même de ces divergences, ces deux périodiques sont en quelque sorte complémentaires. On se surprend à se demander ce qui pourrait advenir si d’aventure l’un des deux venait à manquer un beau matin. En publiant, en plus de leurs lots de chroniques, rubriques et critiques, un contingent régulier de nouvelles inédites, elles contribuent, depuis maintenant une décennie, à modeler le paysage éditorial de la littérature de genre de notre côté de l’Atlantique, à faire émerger de nouveaux auteurs et à confirmer le talent des meilleurs d’entre eux.
Tout oppose aussi d’autres objets littéraires, mais de manière nettement plus indirecte, tant le public visé est différent. D’un côté se trouve la nouvelle mouture de Fiction concoctée par Les Moutons électriques qui, si elle suit bien les règles de la parution périodique, ne prend pas vraiment les atours des revues littéraires telles qu’on les a longtemps conçues dans le petit monde des genres de l’imaginaire. Le visuel de l’objet, original et sophistiqué, sort tout droit de l’univers des arts graphiques, et offre chaque semestre une impressionnante masse de fictions saupoudrée d’entretiens et d’articles16. à l’autre du bout du spectre éditorial, on ne sait trop comment classer ces volumes publiés annuellement par Bragelonne, qualifiés de «revues» par l’éditeur, mais qui se présentent en fait comme des anthologies assez traditionnelles17: grand format, prépondérance de la fiction, mise en page classique. S’agit-il d’un véritable projet précurseur ou d’une nouvelle péripétie promotionnelle? L’un autant que l’autre, peut-être. Ce qui importe, c’est qu’ils contribuent à la diffusion de la littérature de genre. Et l’existence, chez cet éditeur tout particulièrement, d’un objet difficile à identifier mais consacré clairement à la science-fiction est sans doute symptomatique du retour en grâce d’un genre devenu depuis quelque temps difficile à apercevoir sur les rayonnages. Que penser de la déclaration d’un éditeur, qui a découvert plusieurs auteurs marquants de ces dernières années et contribué à la naissance et l’essor de maisons comme Mnémos et Bragelonne, intitulant son introduction, presque comme une excuse: «Je sais pas vous, mais moi je lirais bien un peu de SF?»
P. J. G. Mergey
étudiant perpétuel en histoire et amateur chronique de presque toutes les formes de l’imaginaire, p. J. G. Mergey s’intéresse tout particulièrement à la jonction de ses deux passions : les rapports étranges qu’entretiennent les problématiques temporelles avec les littératures de genre, tels les uchronies, les voyages dans le temps et autres fantasy historiques. Coordinateur de la revue amateur La Clepsydre, dédiée au temps dans les fictions, il collabore parfois à d’autres revues, comme Bifrost, Faeries ou Yellow Submarine.
Notes
1. Bifrost, n° 43, 2006, p. 2-3.
2. Format légèrement plus grand que les dimensions de poche traditionnelles dans l’Hexagone, faisant généralement vingt centimètres de haut pour treize de largeur. On peut considérer comme relevant de ce même format la collection La Dentelle du Cygne, de dimensions légèrement inférieures toutefois. La collection Millénaires, éditée sous le label des éditions J’ai lu, a existé entre les années 1998 et 2004.
3. Née en 1954, Présence du Futur a définitivement disparu au tournant du siècle. Pour une bonne synthèse de l’histoire de cette collection, qui a marqué durablement la science-fiction en France, on peut se référer à l’article d’André-François Ruaud paru dans Bifrost, n° 20, 2000, p. 104-110. Quant à la collection Anticipation, véritable archétype de la littérature populaire de science-fiction, elle débuta en 1951 avant de disparaître petit à petit, dissoute en différentes variantes que son éditeur, Le Fleuve noir, essaima pendant la dernière décennie du siècle dernier jusqu’en 1997.
4. Lancés en 1999, les grands formats de la collection Icares sont désormais, avec ceux de sa jeune sœur Icares SF, le seul type de format utilisé par Mnémos pour ses publications. Les différentes collections de poche, d’ailleurs assez originales par leurs formes à l’époque, n’ont donc existé que trois années tout au plus.
5. La collection compte déjà une vingtaine de titres depuis mars 2006, date de son lancement. On peut noter la présence d’auteurs francophones parmi ces premiers volumes, tels Pierre Grimbert, Bernard Simonay ou Léa Silhol.
6. Confiée à Jean-Claude Dunyach, la collection, sobrement baptisée Science-Fiction, a publié depuis son lancement l’année dernière une petite dizaine de titres, principalement des traductions d’auteurs anglo-saxons.
7. Si Mnémos continue à publier régulièrement des ouvrages correspondant clairement au genre de la fantasy, notamment en traduisant des œuvres de Megan Lindholm, on remarque dans le domaine francophone une nette attirance vers des romans plus inclassables, tel l’étrange fantaisie policière d’André-François Ruaud – La Cité d’en haut – ou le «péplum uchronique» de Fabien Clavel – La Cité de Satan – mais surtout l’ensemble de l’œuvre, référentielle et décalée, d’un Xavier Mauméjean particulièrement prolixe, avec son thriller babylonien – Car je suis légion – ou son hommage aux précurseurs – La Vénus anatomique.
8. Avec une éphémère collection intitulée Horizons futurs et arrêtée en 1999, on peut remarquer au catalogue de cet éditeur une collection Science Fantasy dont le premier titre a paru en 2000 mais qui n’a pas reçu de nouveauté depuis maintenant trois ans.
9. Fondée en 1969, la collection Ailleurs & Demain fait figure d’institution. Elle vient tout juste, cette année, de publier son deux centième titre.
10. On citera notamment les deux imposants volumes proposant l’intégrale des nouvelles de Philip K. Dick et, plus récemment, les reprises du cycle de Fondation d’Isaac Asimov ou du classique de Lord Dunsany, La Fille du roi des elfes.
11. On peut citer la parution d’omnibus consacrés aux œuvres de Jack Vance – Croisade ou La Planète géante – ou de Poul Anderson – l’intégrale des nouvelles du cycle de la Patrouille du temps.
12. Le précurseur dans ce domaine étant Rivages, qui a fait paraître son premier titre sous cette étiquette en 1994, mais dont l’activité est à l’arrêt depuis 2001.
13. La collection, intitulée Interstices, compte quatre titres tous parus cette année, pour une petite dizaine pour la collection Fantasy lancée l’année dernière. Quant à cette nouvelle palette des littératures de l’imaginaire, qu’on appelle «fusion» à la suite de Francis Valéry (dans Passeport pour les étoiles, Folio SF, 2000) ou «transfiction» selon la définition de Francis Berthelot (dans Bibliothèque de l’entre-monde, Folio SF, 2005), on se contentera de dire qu’elle consiste à mêler différents thèmes ou procédés issus de tous les genres, permettant ainsi une plus grande proximité avec la littérature dire «blanche» (le mainstream anglo-saxon). De quoi faire voler les étiquettes et perturber les libraires routiniers.
14. Lors de chroniques précédentes, plusieurs anthologies thématiques publiées par cette maison ont été signalées. Rappelons seulement que l’une des séries, Emblèmes, qui a connu une dizaine de numéros, était dédiée à des aspects spécifiques des genres de l’imaginaire: Momies, Sortilèges, etc.
15. Galaxies et Bifrost ont fêté l’événement en sortant toutes les deux un numéro largement plus ventru, respectivement le n° 39 pour la première et le n° 42 pour la seconde. Seule la dernière en a profité ensuite pour revoir sa maquette, et en se limitant pour l’heure au seul habillage de la couverture.
16. Quatre tomes de cette nouvelle série de Fiction ont actuellement paru, chacun fort de plus de trois cents pages. Par ailleurs, la revue se décline désormais sous une forme thématique et apériodique avec, récemment, une anthologie libellée Fiction Spécial et intitulée Les Anges électriques.
17. La première série de ces ouvrages, composée actuellement de deux volumes, porte en couverture: Fantasy, la revue des éditions Bragelonne. Pour la seconde, qui comporte un ouvrage unique à l’heure actuelle, elle semble en fait appartenir à la nouvelle collection Science-Fiction dont il a été question plus haut. On peut en revanche lire sur le site de l’éditeur une présentation parlant de: Science-fiction, l’autre revue de Bragelonne.
Mise à jour: Décembre 2006 –